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De vie et de mort

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De vie et de mort

1e auteur: Marie MANASSA*/ 2e auteur: Dr Christelle STEPHAN-HAYEK**

Résumé

La prédilection de Charif Majdalani pour les thèmes du voyage et de l’errance paraît évidente dans son œuvre littéraire. Au-delà de l’Histoire et des lois sociales qui régissent les familles libanaises, ces deux thèmes sont illustrés de façon pertinente et font partie intégrante de la littérarité de son œuvre. Les protagonistes voyageurs et de surcroit errants se révèlent comme des êtres tiraillés entre le désir de stabilité et le goût du changement. Se mouvoir dans l’espace, conquérir les frontières ou peupler les déserts revient à s’offrir de nouveaux espaces à gouverner et à posséder: les espaces d’une terre promise, au-delà des mers, où ils pourraient se réaliser, se reconstruire et se reconnaître dans l’altérité. Ces personnages, qui ont un besoin fondamental de reconnaissance, voyagent, cherchent continuellement à développer et enrichir leur identité dans un ailleurs plein de promesses. Pour ce faire, ils modifient leur moi inacceptable, tendant vers un moi meilleur, et plus encore, vers l’estime, l’amour et la reconnaisse de l’Autre. Au cours de cette quête, ils affrontent l’insécurité, confèrent un sens à leur présent, défient l’avenir et cherchent à trouver leur part d’immortalité.

Mots clés

Voyage, perte d’identité, loi sociale, marginalité, modèles sociaux ou individuels, lutte, identité sociale, identification à l’image du père

Abstract

The predilection of Charif Majdalani for the traveling and wandering topics is apparent in his literary work. Beyond the history and the social laws governing the Lebanese families, these two topics are illustrated in a relevant way and is an integrate part of the literary artwork. The protagonist traveler and also the wanderers seemed to be confused between the desire of stability and the sense of change. Moving in the space, conquering the frontier or occupying the desert is to offer new spaces to be governed and possessed: the spaces of promised land, beyond the sea, where they realized themselves, to rebuild themselves and to recognize themselves in the otherness. These persons who are in a fundamental need for recognition, and travel, search continuously to develop and enrich their identity in an elsewhere full of promises. To realize this, they change their unacceptable selves, moving toward a better self and moreover toward the esteem, the love and the recognition of the other. During this search, they will face the insecurity give a meaning for their present life, challenge the future and try to find their part of immortality.

Keywords

Travel, loss of identity, social law, marginality, social models or individual, struggle, social identity, identification to the father image.

Article

Professeur de lettres françaises à l’université Saint-Joseph de Beyrouth, Charif Majdalani est désormais un écrivain reconnu dans la sphère littéraire francophone. Amoureux de son pays natal, le romancier a toujours chanté la douceur d’y vivre, dans ses romans ambitieux, à portée ______________________________________

* Université Saint-Esprit de Kaslik – USEK.

** Université Saint-Esprit de Kaslik – USEK.

historique, comme il a dénoncé les horreurs de la guerre civile, les angoisses et les déceptions d’un peuple qui se sent parfois étranger au sein de son pays d’origine, vivant toute sorte de dépossession, d’exploitation, de vulnérabilité et de marginalité sociale, politique, culturelle et identitaire, sombrant dans le désespoir au sein d’une société libanaise déchirée par des conflits historiques, religieux et sociaux. Son dernier roman en est bien la preuve. En effet, dans Beyrouth 2020: journal d’un effondrement, paru en 2020 aux éditions Actes Sud, il procède à l’autopsie de son pays envolé en fumée, à petit feu au cours de 2020 puis dans un embrasement explosif le 4 août 2020.

«Je n’ai pas cessé de raconter cela dans chacun de mes livres» (Zalzal, 2020) déplore justement Majdalani, qui mélange la grande Histoire faite de périodes cauchemardesques, même catastrophiques, avec le quotidien de ses personnages, « leurs destins jetés aux vents » (Rigopoulos, 2020) et leurs errances solitaires. Auteur de Histoire de la Grande Maison (2005), Caravansérail (2007), Nos si brèves années de gloire (2012), Le Dernier Seigneur de Marsad (2013), Villa des femmes (2015), L’Empereur à pied (2017) et Des vies possibles (2019) publiés tous aux Éditions du Seuil, et de Beyrouth 2020: journal d’un effondrement (2020), paru aux éditions Actes Sud, Majdalani donne libre cours à son génie de conteur ainsi qu’à la richesse de son imagination et nous fascine à travers les trajectoires de ses protagonistes qui fuient, selon des itinéraires imprévisibles, affrontent de multiples obstacles et cherchent perpétuellement un lieu qui pourrait se substituer au non-lieu – leur pays natal – où l’incertitude et la virtualisation croissante de leur existence les poussent à franchir les frontières pour vivre sous d’autres cieux.

Notre choix s’est fixé sur quatre de ses romans, sur lesquels nous nous pencherons, afin d’examiner simultanément les particularités de la création littéraire ainsi que l’itinéraire de Samuel Ayyad, Hareth Hayek, Khanjar Jbeili (et ses descendants) et de Raphael Arbensis: Caravansérail (Seuil, 2007), Villa des femmes (Seuil, 2015), L’Empereur à pied (Seuil, 2017) et Des vies possibles (Seuil, 2019).

Ces romans, qui racontent des histoires pleines «de chevauchées sous de grandes bannières jetées dans le vent, d’errances et de sanglantes anabases» (2007, p. 11), narrent, selon le dire de Majdalani, «des odyssées drôles et rocambolesques» (Majdalani, 2020) ou les déambulations de certains protagonistes prisonniers d’un système social de domination et d’exploitation, qui sillonnent le monde, au cours d’un voyage qui pourrait leur redonner l’équilibre perdu dans leur milieu familial et leur pays natal. Nous suivons, avec eux, leur inlassable recherche de nouveaux horizons, que Jung renvoie au bouleversement de leur univers psychique. (Jung cité par Chevallier et Gheerbrant, 1982, p. 1029) Ils cherchent ainsi à être ailleurs pour être en accord avec leurs sociétés, confronter l’univers de l’Autre pour tâcher de définir leur propre identité.

Dans les romans étudiés, l’errance des personnages ressemble, de loin, à une déambulation hasardeuse dans l’espace social. Ainsi, paraît-elle une forme de lutte contre toute adhésion doxique, un moyen de fuir des réalités asphyxiantes et des lois sociales, une «désillusion […] qui obéit au principe du “refus de la finitude sociale”, qui est à la racine de toutes les fuites et de tous les refus, [ce qui fait] qu’ils ne peuvent restaurer leur intégrité personnelle et sociale qu’en opposant à ces verdicts un refus global.» (Bourdieu, 1979, p. 209) Cependant, cette lutte vise-t-elle uniquement le refus de se soumettre aux mécanismes d’élimination et aux effets d’inculcation qui s’exercent sur eux? Contribue-t-elle à la construction de leur identité, leur quête du savoir, de la vérité ou de l’immortalité? Est-elle une tentative de réalisation de leur être ou la connaissance de soi? Ces personnages prisonniers du système social sont-ils à la quête de leur propre Graal?

Or, l’absence de précision de l’itinéraire ou de la destination, remarquable dans les 4 opus, l’instabilité spatio-temporelle et la perte des repères, laissent reconnaître des personnages vivant toutes sortes d’égarement, de déception et d’obsessions, et affichant une identité ambiguë qui les trouble. D’où le sentiment douloureux de non-appartenance et de marginalité dans le pays d’adoption, sentiment déjà vécu dans le pays d’origine.

Nous aborderons ce sujet en fonction de la sociopsychologie de Jean Maisonneuve, notamment dans son ouvrage La psychologie sociale (Maisonneuve, 1997) qui parle de l’homme «plongé dans le bloc social» et d’une «relation immédiate, globale, massive» (Maisonneuve, 1997, p. 30) qui s’établit entre les individus dans «un monde avec autrui.» (Maisonneuve, 1997, p.30) La conception de Pierre Lacan dans Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse sur «le Moi et son évolution dans l’espace» (Lacan, 1977, p. 90), qui se penche sur la psychologie des protagonistes qui évolue suite à leurs déplacements et rencontres, nous semble également prometteuse. Elle aborde l’idée des rapports de force et de la part de liberté de l’acteur – menacé de perdre tout équilibre. Elle s’ambitionne également à étudier les stratégies identitaires mises en place pour échapper aux différentes pressions sociales d’une part, et pour se redéfinir d’autre part. Ces stratégies qui redéfinissent «le passage d’un corps morcelé à un corps unifié» (Lacan cité par Fanguin, 2009, p. 81) mettent en place tout le mécanisme de la prise de conscience de l’être à travers son insertion dans l’ailleurs de l’autre. C’est ainsi que l’idée de lutte apparaît comme une conception stratégique de revendication sociale directement associée, dans ces romans, à la notion de voyage.

Dans les romans étudiés, Majdalani trace le parcours des personnages dont l’identité est présentée dans des structures binaires et antithétiques, ce qui explique cet écart entre leur moi et les rôles qu’ils devraient assumer dans la société. Entre une identité réelle et virtuelle, ils se dédoublent, et se trouvent surdéterminés à une longue errance.

Suite aux échecs et aux désespoirs dont souffrent certains personnages de Majdalani «situés en porte-à-faux dans la structure sociale» (Bourdieu, 1979, p. 166), ils se trouvent embarqués dans une trajectoire individuelle qui «[est] une déviation par rapport à la trajectoire collective.» (Bourdieu, 1979, p. 166), dans une fuite rapide et violente, une errance fatale et aveugle dans des trajectoires individuelles divergentes, avec l’espoir de réinventer leurs conditions. Or, cette errance n’est pas une déambulation hasardeuse dans l’espace social. En effet, ces errants refusent de se soumettre à tous les mécanismes d’élimination qui s’imposent à eux, ainsi qu’à tous les effets d’inculcation qui s’exercent sur eux et toutes les trajectoires sociales qui conditionnent leur vie. C’est pour cela qu’ils choisissent des trajectoires individuelles extrêmement dispersées, par souci de se définir une identité sociale, psychologique, et économique.

Les personnages, parfaitement conscients de ce manque d’être dans lequel ils vivent, contraints par l’évidence déterminante des lois durablement inculquées, reconnaissent que ce n’est qu’à travers le mouvement qu’ils aboutiront à la définition de soi. Par contre, l’impossibilité de saisir le soi dans les quatre romans, vu le déterminisme même de leur mouvement qui éparpille leurs corps en morceaux, crée une désillusion décevante et même fatale chez les héros et souligne leur tiraillement identitaire. Manifestement, ils libèrent les multiples Moi pour qu’ils puissent posséder la totalité de l’espace. Or, le rapport entre les multiples Moi se présente parfois conflictuel. «Cette mixité tant vantée par les théoriciens du métissage et de l’hybridité culturelle, cette possibilité d’être multiple, d’être en plusieurs lieux à la fois, [est] une source de tension, d’anxiété, de désespoir» (Hogikyan, 2003, p.55), et accentue par-là le conflit et le clivage identitaire.

La sensation de vide, d’absence de repères dans le point de départ ou la destination, traduit l’état d’âme de ces personnages, qui, dans leurs déambulations, semblent dépourvus de toute appartenance par rapport aux pays auxquels ils croient appartenir. Ils ont l’impression de voyager sans destination véritable.

Les personnages, dont les choix sont dictés par des mobiles de défense ou par la crainte d’être dominés ou sous-estimés, adoptent parfois une attitude défensive et asociale, et se montrent combattifs et anti-sociaux. Leur inadaptation est surtout d’origine externe. Elle provient d’un milieu social qui contribue à les déclasser, a les isoler-le cas des errants- ou même a les engager dans des conduites de domination et de compétition qui accentuent chez eux le sentiment d’agressivité «offensive et ouverte» (Mucchielli, 1988, p.19)- les aines des familles.

Dans une première partie, nous mettrons l’accent sur le clivage identitaire des personnages qui s’avèrera conflictuel au fil de leur errance. Dans une deuxième partie, nous soulignerons l’importance de l’identité sociale pour ces personnages qui cherchent, par tous les moyens, à s’affirmer. Dans une troisième partie, enfin, nous montrerons que leur comportement est influencé par certains modèles collectifs ou individuels, et précisément l’image du père qui les frustre et qu’ils tenteront de tuer symboliquement.

  1. Dédoublement conflictuel et clivage identitaire

Les protagonistes, dans les romans de Majdalani, sont proprement conscients des tensions conflictuelles qui structurent leurs relations avec le monde extérieur. Les souffrances et les difficultés imposées par leur patrimoine, leur famille et leur entourage aboutissent à leur destruction. De déception en déception, ils se retrouvent dans «cette diversité incoordonnée, incohérente du morcelage primitif […] de la terreur [qui] est essentielle au niveau de la constitution du moi comme tel.» (Lacan, 1978, p. 34) C’est ainsi que les cadets de la famille Jbeili sentent en eux «quelque chose de dénoué, de morcelé, […] d’anarchique, qui établit [leur] rapport avec [leur] monde.» (Lacan, 1978, p. 153) C’est donc toujours autour d’une sorte d’ombre errante que leur moi structure le monde où ils existent.

Zeid vit son double, qui le persécute et le perturbe au point de l’étouffer. Son dédoublement est un signe de manque de légitimité qui le poursuit là où il va. Ainsi, il confie à son cousin Chehab:

C’est comme si j’étais poursuivi par la malédiction de l’ancêtre, par les effets de ce stupide serment de l’Arbre sec et des propos de l’Empereur, puisque arrivé jusqu’au Mexique, et régnant enfin sur un immense domaine, peut être mille fois plus riche que le sien dans nos montagnes, je suis privé de ce sentiment d’être à mon tour une sorte d’empereur. Notre arrière-grand-père a interdit aux descendants de ses enfants désobéissants de posséder la terre, je suis venu jusqu’ici pour y parvenir, […] mais il m’est impossible de sentir que je possède quoi que ce soit. Il nous a exilés de son royaume et j’ai parfois l’impression que sa malédiction fait que, où nous allions, et même si nous réussissons, nous demeurons exilés au cœur même de nos réussites. (Majdalani, 2017, p. 134)

Nawfal, un autre cadet de la famille, dans L’Empereur à pied (2017), est perturbé par l’amour incestueux qui le liait à sa demi-sœur Chadia. Cet amour interdit est sournoisement accepté par son père, qui y voit un amour infécond qui abolit la possibilité de mariage et de procréation et qui pourrait, en parallèle, distraire son fils de tout autre amour plus dangereux. Or, Nawfal et Chadia vivent cet amour en secret, dans le noir, « comme si le soleil et la lumière allaient clamer [leur] responsabilité. » (Majdalani, 2017, p. 230) Mais dès que les intentions du père sont révélées, Nawfal « [fut remué] si violemment qu’il ne parvint plus à supporter la vue de son géniteur, et ne put expliquer à Chadia pourquoi il se trouvait contraint désormais à l’éviter. » (Majdalani, 2017, p. 234) C’est ainsi que cette passion entravée, vaine, contraint le personnage à partir, vu l’impuissance de son moi à surmonter l’impasse de la situation.

De même, le dédoublement identitaire de Raad Rammal, dans Villa des femmes, le laisse en proie aux vicissitudes les plus scandaleuses. Dans le roman, la grand-mère qualifie son petit-fils de « diable. » (Majdalani, 2015, p. 69) Le comportement agressif et menaçant du jeune héros perturbe sa relation avec ses beaux-frères et ses oncles, qui se voient écartés de la fabrique de tuiles à coups de menace et de chantage. Nous lisons qu’il:

ne se déplaçait pas sans ses gardes du corps, […] et gagna à sa cause plusieurs familles peu nanties traditionnellement acquises aux Khalil, les circonvenant, prenant comme contremaitres dans ses entrepôts certains de leurs membres et obtenant pour eux des services pas très légaux de la part de membres de la municipalité qui le craignaient. […] Il marchait sur les terres des Khalil, à force de donner de l’argent, de rendre des services, d’effrayer et de menacer. Il brouillait les cartes, c’était un vrai diable, porté par sa fougue et sa détestation, qui, en définitive, n’était que pure détestation de lui-même. (Majdalani, 2015, p. 70)

Le moi de Raad est complètement insaisissable. En effet, dans cet inceste qui fait de lui ce petit diable, fils du grand monstre Hachem, son grand-père, et frère de son père, la suite est conforme à ce que l’on peut prévoir: l’assassinat de Raad suite à une embuscade tendue par les amis de Jamil Khalil. Ce «mirage du moi» (Lacan, 1978, p. 156) qui frappe ses relations avec les autres de chocs, de distorsions et de repoussements expliquerait son adultère, raconté par le narrateur dans le roman:

J’avais du mal à croire tout ce que l’on continuait à rapporter sur son compte, qu’il levait les femmes à tour de bras, qu’il avait instauré un droit de cuissage puis qu’il a été surpris en flagrant délit avec la femme de Jamil, de la branche cadette des Khalil et son plus proche soutien (Majdalani, 2015, p. 77)

L’identité de Raphael Arbensis dans Des Vies possibles (2019) est ébranlée par le doute existentiel qu’il reconnaît dans son œuvre. Son mouvement, déterminé par une illusion d’autonomie et de liberté d’action, représente «la discordance fondamentale, la non-adaptation essentielle» (Lacan, 1978, p. 156) d’un héros qui ne pense qu’à se distancier et chercher le chemin de l’ailleurs. Ayant été choisi pour la mission d’exploration du terrain du Mont-Liban pour y étudier la possibilité de créer une institution d’enseignement, le héros est paralysé par des angoisses morbides qui le déchirent. Le narrateur nous raconte que la perspective de retourner au Liban effraye Arbensis car «il a quitté cette terre enfant, il n’est plus le même, et il a peur d’entrer en contact avec celui qu’il était, et qui est devenu pour lui un étranger» (Majdalani, 2019, p. 31). Dans son village natal, il ne tarde pas à ressentir le manque d’être dans lequel il vivait avant d’aller à Rome et se demande sans cesse si cet être qui lui manque et qu’il n’est plus, serait toujours aussi puissant et courtisé s’il n’avait pas quitté ces lieux:

Il est stupéfait de la pauvreté des hommes qui le regardent passer, […] Il était donc pauvre de cette manière, mais ne le savait pas. […] Il comprend qu’il reste attaché à ces lieux, mais il comprend aussi, de jour en jour, qu’il n’y demeure nulle trace de lui. […] Les villageois […] font mine de le reconnaître, parce qu’il a l’allure d’un homme puissant, mais ils ne le reconnaissent pas, et rien ne témoigne plus qu’il est né là. (Majdalani, 2019, p. 33)

Et il reconnaît sa décision finale de «tourne[r] le dos aux lieux de son enfance avec pour la première fois le sentiment qu’il est un homme nu, abandonné, sans ancrage et sans passé» (Majdalani, 2019, p. 33) Cet affreux sentiment du vide identitaire ressenti par Arbensis le rend inconsolable. Par la suite, les trajets, les détours et les conquêtes du jeune héros sont autant de signes de clivage. Sa recherche de l’ailleurs n’est qu’une tentative de recherche d’un moi détruit et décentré. Il tente de se déconnecter de la réalité en étant ailleurs, même s’il ne sait pas où aller.

Durant plusieurs mois, il arpente la Syrie et le Mont-Liban avec [l’ambassadeur] La Haye. Ils vont à Alep, puis à Tripoli. Au bout de quatorze ans, Raphael est de nouveau de retour chez le patriarche des maronites, après une remontée de la fabuleuse vallée de la Qadisha. Il fait sans doute le bilan de son existence: s’il a vu beaucoup de choses, bien plus que l’immense majorité des gens de son temps, s’il a réfléchi et écrit, il a encore l’impression de se chercher et de chercher un sens à tout cela. (Majdalani, 2019, p. 119)

L’errance du protagoniste paraît indispensable du fait que celui-ci ne s’affirme qu’en s’affranchissant de toute dépendance cosmique, et ne se satisfait qu’en adhérant à une dynamique relationnelle qui lui permet de «trouver sa réconciliation, son adhérence au monde, sa complémentarité parfaite.» (Lacan, 1978, p.153) C’est dans cette perspective que Raphael se lie d’amitié avec Fabrizio, un aristocrate italien pris en otage par son propre frère, qu’il rencontre lors de sa visite à Saida. Raphael, complètement fasciné par Fabrizio, le considère comme son double, vu les ressemblances entre les deux personnages.

Fabrizio raconte qu’il a été l’élève de Galilée […] ils parlent d’astronomie, d’architecture et du siège de Candie. Arbensis est fasciné par ce jeune homme. Durant plusieurs jours, il cherche à comprendre à qui il lui fait penser si fort, avant de se rendre compte que c’est à lui-même. (Majdalani, 2019, p. 122)

Selon Lacan, cette image de la fascination est essentielle au niveau de la constitution du moi comme tel (Lacan, 1978, p. 34). Cependant, Arbensis ne tarde pas à réaliser que Fabrizio a quelque chose de plus tangible que lui: «il a des terres, il a eu un père et une famille, et il a un combat qui consiste à tout tenter pour se les réapproprier, alors que lui ne sait pas pourquoi il erre de par le monde» (Majdalani, 2019, p. 122)

Ce désespoir à l’origine du conflit identitaire des personnages de Majdalani déclenche une série d’affrontements et les multiples errances de ses personnages, morcelés, qui cherchent à trouver leur unité dans l’image de l’autre qui n’est qu’une anticipation de leur propre image. Affrontant «[des] situation[s] duelle[s]» (Lacan, 1978, p. 37) dans lesquelles ils sont tiraillés dans des relations polaires, où l’autre peut leur procurer plaisir ou déplaisir, ils échappent à un système d’équation qui revendique leur traumatisme, et s’embarquent dans les zones les plus sombres du monde.

  1. Autoaffirmation et protection de l’identité sociale

Dans les romans de Majdalani, nous remarquons que l’identité de chaque protagoniste dépend de celle des autres (Affergan, 1987, p. 231). Cette affirmation accentue l’importance de la dimension sociale, qui influe sur l’identité personnelle et contribue à sa formation par l’obéissance à des schémas sociaux et familiaux standardisés. Ainsi, les comportements des jeunes héritiers qui cherchent à s’affirmer s’identifient à certains modèles sociaux. Selon Maisonneuve, tout comportement «de conformisme ou de déviationnisme, de domination, de dépendance, d’isolation» (Maisonneuve, 1997, p. 7) soit-il, subit l’influence de modèles collectifs, et respecte explicitement ou implicitement certaines normes sociales. En ce sens, les jeunes héros – conformistes ou révolutionnaires – ne cherchent à produire une image d’eux-mêmes et à s’affirmer, qu’en fonction de normes sociales communes qui leur servent de protection et qu’ils cherchent à défendre.

L’identité est essentiellement un «sentiment d’être» par lequel un individu éprouve qu’il est «moi», différent des autres. Cette formule simple exprime bien la double appartenance théorique de l’identité: il s’agit d’un fait de conscience, subjectif, donc individuel, et relevant du champ de la psychologie, mais il se situe aussi dans le rapport à l’autre, dans l’interactif, et donc dans le champ de la sociologie. (Taboada-Leonetti, 1990, p. 43)

Dans cette perspective, nous concevons les crises identitaires des jeunes protagonistes en fonction des crises exogènes dues aux pressions et exigences familiales et sociales. Dans cette taxinomie de l’identité, qui se perçoit en tant que processus psychosocial, ils cherchent à s’identifier, à élaborer une image de soi qui serait, en fin de compte, interdépendante du cadre culturel et social dans lequel ils se trouvent.

C’est ainsi que les héritiers de Skandar Hayek affirment leur existence en s’identifiant à un cadre social qui leur sert de repère à l’élaboration de leur personnalité et qui leur impose «une image [d’eux-mêmes] qui [les] influence subconsciemment.» (Maisonneuve, 1997, p. 27)

Dans ce contexte, Noula (Villa des femmes), façonné par les traits de personnalité qui lui sont attribués par sa famille et son entourage, et pris par cette volonté de sur-affirmation de soi et de surestime, développe des conduites d’opposition et de compétition pour gouverner son domaine, se considérant comme unique et différent de tous les hommes de sa société. Ceci est à l’origine des décisions intempestives de ce personnage et de ses lubies, lui qui «était sûr de son fait (agrandir l’usine), convaincu que ses actions connaîtront un succès fulgurant et que ses exploits allaient foudroyer ses concurrents.» (Majdalani, 2015, p. 114). Adhérant à un ordre social qui lui prescrit ce qui devrait être, il réagit en homme considérant ses décisions comme la sagesse même. Aux craintes et inquiétudes injustifiées des femmes concernant les machines allemandes qui entrent dans les usines des Hayek, Noula répond avec confiance que «c’était révolutionnaire, il serait le premier à utiliser ces engins en Orient, et que, une fois testés chez lui, il en deviendrait l’agent et les commercialiserait dans le pays et dans toute la région.» (Majdalani, 2015, p. 112) Au moment d’évacuer le vieux patrimoine de l’usine, et après avoir passé des heures au port avec les courtiers et les assureurs, nous remarquons que Noula, voulant assumer son identité de nouveau patron et mettre à l’épreuve sa présence, opère des modifications et annonce fièrement l’arrivée des nouveautés, «comme pour prouver l’inéluctabilité des changements formidables qui allaient s’opérer.» (Majdalani, 2015, p. 113) Ces comportements sociaux, qui assurent son identité et définissent sa nouvelle conduite, choquent sa famille et particulièrement le chauffeur.

Il refusait par coquetterie d’avoir un chauffeur à lui. Quand, ayant pris la direction des affaires, il avait à se rendre à des réunions, il me demandait de l’emmener et je le conduisais dans la Buick de son père, que Marie avait conservée. Il s’installait à mes côtés, comme Skandar, et m’entretenait de choses sans intérêt. Mais, ce jour-là, je lui demandai d’un ton grave ce qu’il comptait faire des anciennes machines, qui fonctionnaient encore parfaitement bien. Il rit et […] ajouta qu’il allait les donner. «Trouve-moi un bon chiffonnier», et cette désinvolture me choqua. […] Indifférent à mes avis comme à ceux de tout le monde, Noula mit en place sa «nouvelle artillerie». (Majdalani, 2015, p. 113)

Monopolisant le pouvoir, Noula représente «non seulement ce qu’il doit être, mais ce qu’il veut être» (Maisonneuve, 1997, p. 39). Après l’échec du textile, il décide que «puisque c’était ainsi, il fallait faire autre chose, à la manière d’un enfant qui change de jeu quand celui du moment l’ennuie.» (Majdalani, 2015, p. 118) N’ayant pas à s’expliquer, il garde l’exclusivité des décisions et seul, il «menait [les] affaires, écoutait, gérait son personnel à coups de regards entendus ou de haussements de sourcils.» (Majdalani, 2015, p. 107) De même, les soirées légendaires qu’il organise dans les cabarets chics de Beyrouth ou dans sa maison, avec sa femme, où l’on joue aux cartes et l’on perd des sommes folles, sont une preuve de cette aspiration à vivre comme «une conquête et un appel; le terme classique de vocation traduit précisément ce sentiment.» (Maisonneuve, 1997, p. 40) Tout en ayant «une visée personnelle» (Maisonneuve, 1997, p. 39), il cherche à augmenter son prestige d’homme et à s’élever au-dessus des membres de la famille. Dans cet état de fait, Noula mène un train de vie extrêmement luxueux, incapable d’y mettre fin, comme s’il se débattait désespérément avec lui-même.

Il était surtout incapable de mettre un terme à ce qui donnait sens à son existence, c’est-à-dire son train de vie dispendieux, sports d’hiver, bungalow à la mer et voyages. Tout cela coûtait des fortunes, tout comme les voitures dont il changeait sans arrêt, ou les tenues de sa femme. (Majdalani, 2015, p. 124)

En fait, comme le note Gusdorf, «le personnage n’est pas exactement l’individu que nous sommes, mais celui que nous voulons persuader aux autres que nous sommes-ou encore, celui que les autres veulent nous persuader que nous sommes… […] Nous nous voyons d’abord comme autrui nous voit et nous veut.» (Gusdorf, in Maisonneuve, 1997, p. 39)

Ces mêmes moules sociaux régissent d’ailleurs les conduites de son frère Hareth. Ce dernier sillonne mers, terres et déserts dans le but de gagner de l’argent, de l’expérience et l’estime des autres. Pour Maisonneuve, «devant autrui, en maintes occasions, nous devons produire une certaine image de nous-mêmes, conforme à ce qu’on attend de nous ; nous nous sentons en représentation: ils me regardent, je ne dois point les décevoir.» (Maisonneuve, 1997, p. 38) Pour Hareth, son voyage satisfait son désir d’avoir une image qui conserve son identité de fils de Skandar Hayek. Ainsi, les épreuves qu’il franchit durant son périple valident sa puissance et sa force de gestion du domaine après son retour. Ce pouvoir lui permet de sauver le domaine et de le protéger de toutes les menaces intérieures et extérieures qui s’abattent sur lui.

Cette «crise de personnalité» (Abou, 1986, p. 70) conduit tous les errants, dans les romans de notre corpus, à s’affirmer à travers les conquêtes et les parcours hasardeux, qui reflètent leur tumulte et leur déchirement intérieur. Ils se lancent vers les univers labyrinthiques des mers menaçantes et vivent dans des terres inconnues pour devenir autres, tout en restant eux-mêmes, et accéder à la «libre expansion de [leur] moi, de [leur] personnalité et, par suite, au développement de [leur] identité.» (Abou, 1986, p. 200) Leur désir de fuite ne se limite pas uniquement aux considérations économiques, mais aussi à la protestation violente contre les normes familiales.

Au fil de leurs pérégrinations, les jeunes voyageurs rencontrent une multitude d’hommes appartenant à des pays différents, donc à des cultures différentes. Il s’agit des cavaliers arabes de Fayçal et de Lawrence, d’un serviteur kazakh nommé Ulan, de marchands grecs et libanais, d’un guide du nom de Duleimi, d’un puissant cheikh, d’un officier britannique, d’un Arménien, fils de Grigori Selemnov, de Casaques, de rescapés, d’intellectuels libanais francophiles comme les poètes Charles Corm et Hector Khlat, les écrivains Amin Rihani et Georges Le Fevre, le chroniqueur Ernest Askari, le cinéaste André Sauvage, des émigrés russes, des fonctionnaires du Haut-Commissariat (Georges-Marie Haardt, le chef de l’expédition et l’ami d’André Citroën) et des mondains. Ces rencontres donnent à Chehab (L’Empereur à pied), entre autres, une occasion de se réaliser, «d’exploiter ses possibilités jusqu’ici inexploitées » (Abou, 1986, p. 200), de se construire une image plus embellie de soi-même, mobilisé par le souci «du vrai soutien de la famille.» (Abou, 1986, p. 200) Son acculturation était «une nécessite individuelle» (Abou, 1986, p. 201). Chehab s’aventure dans des contrées où persistent des légendes et des épopées (Majdalani, 2017, p. 149).

Avec Ulan, il traversa effectivement la Chine dans toute sa longueur et cela leur prit deux mois. Il racontera qu’ils suivirent la route de la soie septentrionale à partir d’Urumqi, où en effet ils rallièrent une caravane. Ils longèrent le désert jusqu’à Huandang, passèrent au large de caravansérails abandonnés depuis des lustres et de cités pétrifiées, ocre sur le fond mauve et violet des montagnes arides. Il exigeait parfois de s’en approcher, payant pour ces détours et pour errer au milieu de dédales infinis de murs de briques polis et sculptées par les sables du désert comme des stalagmites ou des moignons (Majdalani, 2017, p. 191)

Ainsi, l’infini des paysages que Chehab parcourt lui donnent une force inouïe et le rapprochent de son but: posséder la confiance, la sagesse et le pouvoir de son grand-père et de son père, pour pouvoir leur succéder.

Il a passé sa vie à tenter d’approcher une figure réunissant les traits et le caractère romanesque de l’Empereur. […] Passionné par les fondateurs de royautés nouvelles, par les aventuriers et les conquérants – tout ce qu’était notre ancêtre finalement. Il a tout fait pour en fréquenter de vivants, par une étrange fascination qui est sans doute la même qu’exerçait sur lui la personne de Khanjar, l’ancêtre honni source de son malheur puisqu’il l’aura privé de pouvoir sur la terre et les montagnes, de mariage et de descendance. (Majdalani, 2017, p. 148)

Ainsi, alors que les héritiers aînés aspirent à sauvegarder leur identité personnelle dans le but de lire dans les yeux des autres l’hommage et la reconnaissance, en se jetant «dans des aventures qui [leur] rendaient l’estime de [leurs] pères, et donc [leur] estime de soi» (Majdalani, 2017, p.321), les errants, pour leur part, voient «s’ouvrir devant [eux] le champ de tous les possibles à la mesure de [leur] désir infini» (Abou, 1986, p. 202) «La nuit, le ciel devait être aussi fastueux que les rêveries de Chehab qui pensait là à Alexandre le Grand et aux peuples scythes et massagètes, dont les noms brasillaient dans sa tête comme les feux de camp.» (Majdalani, 2017, p. 167) De retour dans son pays, Chehab emporte avec lui «les incroyables aventures de ces immensités parcourues» (Majdalani, 2017, p. 196) pour se montrer digne de son royaume.

En fin de compte, les actions des protagonistes ne dépendent pas d’un choix individuel, mais d’un système social auquel ils se conforment en toute passivité, d’un conditionnement ordonnant des stéréotypes qui contrôlent leurs statuts sociaux. Ainsi, leur désir de dominer et de plaire n’est qu’un désir de positionnement social qui les obsède.

  1. Autoaffirmation et identification à l’image du père

Dans les romans de Majdalani, les allusions au mythe d’Œdipe débordent suite à la prévalence du thème du Père. Nous tentons de donner une définition à ce terme. Anthropologiquement parlant,

[Le] père est rarement un seul personnage; il n’y a pas une seule fonction de père, mais au moins trois: celle de géniteur, celle de nourricier et d’éducateur, celle de donneur de nom et de garant des règles d’alliance et de filiation. […] Dans aucune société, le père n’est naturel; il est toujours désigné par la société. Chaque système social marque, par un terme spécifique et par un rite, la place du père. Par là même, cette place signifie la culturalité de cette fonction. (Delumeau et Roche, 1990, p. 415)

Partant de cette définition, le père paraît avoir essentiellement une fonction sociale. C’est grâce à lui que sa progéniture se lie à la société. Le psychanalyste Joël Dor affirme que «nul père, dans la réalité, n’est détenteur et, a fortiori, fondateur, de la fonction symbolique qu’il représente. Il en est le vecteur.» (Dor, 1998, p. 19) estimant par suite que le père est une notion complexe à fonction purement sociale. Ainsi, ce sont les lois sociales qui fondent la paternité, dictent le rôle de présenter le monde extérieur et la société aux descendants, pour leur permettre «de diriger [leurs] désirs vers l’extérieur, vers le monde social dans lequel il[s] [seront] amené[s] à vivre.» (Bleton, 1987, p. 130)

Le père est «l’homme fort et puissant dont personne ne conteste l’autorité» (Jung, 1967, p. 437), représentant inconditionnel de la vie sociale avec ses règles, ses lois et ses contraintes. C’est une présence à fonction d’interdiction, à laquelle s’ajoute une fonction de séparation par son intervention dans la dyade fusionnelle mère-enfant (par processus de différenciation). Commence dès lors la crise de ces protagonistes qui, en rompant avec leur passé, souffrent de la sensation de vide intérieur. Ainsi, «face à [leurs] incertitudes sexuelles, affectives, d’une part et devant [leur] avenir professionnel d’autre part. Il[s] doivent apprendre à exister par [eux]-même[s], selon [leurs] propres valeurs et non plus celles de [leurs] parents.» (Sctalom, 2005, p. 57)

Les personnages, à la recherche des repères identitaires, sont plutôt incestueux que parricides: leur meurtre s’élabore dans leur rêve et s’accomplit dans leur inconscience. Contrairement à Œdipe, l’inceste de ces héros n’est pas consommé, mais l’intention vaut autant que l’acte. Nous parlerons plutôt d’inceste symbolique dû à l’absence de meurtrier, de la victime et de la mère. Ainsi, rien ne se produit: les actes ne s’accomplissent que dans l’inconscient, leur voyage ne serait que le résultat d’un parricide innocent et leur errance, moyen de défense unique, symboliserait leur profond sentiment de culpabilité. À la recherche d’un espoir salutaire, ils se lancent dans des déambulations sans fin, espérant échapper à l’inéluctable: le passage à l’acte incestueux.

Ghazi Beyk (L’Empereur à pied), le troisième descendant des aînés de la famille de Khanjar Jbeili, a une «volonté de puissance» (Maisonneuve, 1997, p. 40) qui se manifeste par son caractère impitoyable et son obstination, le rapprochant le plus de son ancêtre légendaire, Khanjar. Cette identification «aux modèles sociaux saillants» (Maisonneuve, 1997, p. 25) montre l’attrait significatif de ce personnage, symbole de puissance sociale et de prestige. C’est à travers ce jeu de rôles, qui consiste en l’intériorisation des règles et la constitution du personnage social, que Ghazi devient cet «autre soi-même» (Maisonneuve, 1997, p. 25), reproduisant un modèle dans un processus d’élaboration du moi social.

Ghazi est probablement de tous celui qui ressemblait le plus à Khanjar […] Il a tout fait avec l’idée qu’il avait une mission sur cette terre, celle de conserver les biens des Jbeili indivis, et de les exploiter. Jamais les Jbeili ne furent plus puissants que sous son règne, dans les affaires et en politique. Après l’interdépendance, Ghazi sut naviguer entre d’une part l’entourage du président Khoury, notamment le redoutable frère de celui-ci, avec qui il entretient les relations nécessaires pour la bonne marche de ses négoces […] et d’autre part avec les chefs de l’opposition de qui il était proche […] par les alliances qu’il sut conserver après son deuxième mariage et grâce auxquelles il réussit à rester dans l’orbite du pouvoir. (Majdalani, 2017, p. 221)

En effet, l’image du père, mise en scène dans ce roman œdipien par excellence, est l’image de l’autre tout-puissant qui décide de tout, qui dirige tout, qui domine tout. Or, selon Lacan, il n’y a pas de père tout-puissant, sauf à penser que derrière le tout-puissant il y a le manque, et il ajoute que «le secret de la toute-puissance, c’est […] le manque dans l’autre» (Lacan, 1960, p. 793), c’est la passivité et l’impuissance devant l’autre, et précisément le père.

Dans ses rêves, le spectre de Khanjar ne cesse de hanter Chehab d’une façon fantasmagorique. Il raconte que «dans son sommeil il se voyait au milieu d’un peuple barbare rutilant […] qui lui déclarait qu’il allait fonder un royaume en Chine et détrôner son roi, le collecteur d’impôts Roukoz Abou Jamil.» (Majdalani, 2017, p. 176) Son errance absurde, nouveau style de vie, à la recherche d’un chef mystérieux – Premerguine – s’explique par «cette fiction directrice» (Maisonneuve, 1997, p. 40), lui permettant de réaliser son idéal.

Il le (Premerguine) vit dans son sommeil, une nuit. Se retournant vers lui (Chehab), c’était en fait Khanjar Jbeili qui lui disait en français qu’il voulait qu’à sa mort on l’enterre sous un fleuve, comme ses soldats et son peuple l’avaient fait pour le roi Alaric, et avec son trésor. (Majdalani, 2017, p. 183)

Chehab est alors obsédé par le spectre de Khanjar Jbeili, dont la présence est signalée à plusieurs reprises dans ses rêves. «Cet ennemi qui [le] persécute et [lui] barre sans cesse la route du bonheur, c’est nécessairement le père redoutable.» (Mauron, 1963, p. 80) Cette figure obsédante refoulée de l’image du père, pendant des années, entrave sa vie et le place dans la peau de l’errant-temporaire, prisonnier de l’entre-deux.

C’est dans la privation que les cadets de ces romans familiaux œdipiens se trouvent enlisés, privation qui les précipite dans l’angoisse et la dépression. Ceci les pousse à rompre avec toute loi patriarcale, fuir «ce lieu pulsatile par excellence de l’écart, du trou de la béance» (Huguet-Manoukian, 2010, p. 33), une place vide qui détermine leur vie, pour pouvoir aller de par le monde et fabriquer leur autre, «advenir à l’intérieur de quelqu’un d’autre et tenter de s’y retrouver avec sa présence, son absence et son manque» (Huguet-Manoukian, 2010, p. 33). Éric Kandel évoque à cet égard le terme d’«inconscient procédural» (Kandel cité par Laurent, 2008, p. 31) pour expliquer la place laissée à l’inconscient par ces errants.

Nawfal (L’Empereur à pied), refusant l’amère réalité qui entrave sa passion vaine, s’accroche au refus du réel et tente, du moins en rêve, de détruire l’image de son père. Ainsi, les rêves qu’il fait à cette époque, notamment celui de la mort de son père, «Naufal ne cessait de voir son père ensanglanté, poursuivi et aculé par les chiens» (Majdalani, 2017, p. 247), traduisent la rivalité et l’hostilité qu’il ressent envers son père. Et le fait «qu’il se réveillait en sursaut au moment où ces derniers, au lieu de se jeter vers Ghazi, se tournaient vers lui pour le déchiqueter.» (Majdalani, 2017, p. 248) accentue le sentiment de désespoir qui l’asservit et le détruit. Il est également frappant de constater le conflit relationnel qui existe entre Fayez et Wajdi d’une part, et leur oncle Raed d’autre part. Dans une relation conflictuelle où chacun cherche à dominer l’autre, où toute possibilité d’échange et de communication reste impossible, Raed confie que tous les dégâts qu’ils provoquent en tranchant les montagnes et les forêts de pins et de chênes, en éventrant les reliefs, en érigeant des centres de villégiature, des complexes de villas, toutes ces cicatrices irréparables, s’expliquent par la rancune contre leurs ancien modèle social, la fureur qu’ils ressentent non envers lui mais envers la figure du père qu’il représente. Cette rivalité de la part de ses neveux est accueillie par une radicale indifférence de la part de Raed, qui s’efforce de veiller à protéger « ces hauteurs » (Majdalani, 2017, p. 387), à garder «le saint des saints.» (Majdalani, 2017, p. 387).

Si tous les projets qu’ils réussissent à mener ailleurs, tous les dégâts qu’ils provoquent à travers les chantiers qu’ils prennent en charge, les carrières qu’ils ouvrent en éventrant les reliefs, les horreurs qu’ils font bâtir, habitations, hôtelleries, centres commerciaux, bâtiments officiels, […] s’ils ne font pas tout ça comme dans une sorte de fureur à mon encontre, et avec une joie mauvaise à l’idée que je vais le savoir et en être enragé. Tout me semble inconsciemment et symboliquement dirigé contre moi, par dépit, comme s’ils voyaient en moi la figure du père et s’amusaient à le tuer allègrement à chaque violence qu’ils font subir aux montagnes, à la plaine, aux gorges, au littoral. Je suis certain qu’ils n’en feraient pas autant, qu’ils ne chercheraient pas si forcément à devenir puissants et à laisser partout leur manque et leur signature dans les mutilations du monde autour d’eux s’ils n’avaient pas la certitude que les échos de ces dommages me parviennent, et avec eux leur réputation d’ogres. (Majdalani, 2017, p. 387)

Une présence spectrale de l’image du père et de l’ancêtre Khanjar, autrement dit une présence-absence de ces personnages, est ainsi mise en scène. La présence de revenants est liée au passé refoulé des personnages ou «le triomphe des fantômes du dedans» (Borie, 1997, p. 292), puisque les spectres représentent, selon Freud, le retour d’un passé refoulé, «quelque chose qui aurait dû demeurer caché et qui a reparu» (Freud, 1933, p. 194). Ainsi, la présence de Raed, qui représente la figure spectrale de son frère Ghazi, hante et obsède ses neveux qui ne manquent pas de causer de terribles dégâts pour se venger d’un père qui n’existe plus.

Comme il est donné à constater que ce même Ghazi, fils indigne, décide de donner fin à son existence, submergé de honte et de remords, «une sorte de sacro-sainte horreur» (Majdalani, 2017, p. 364) suite à ses actions méprisables. Craignant la colère et le châtiment de son père, «il demeura cloitré jusqu’au soir, tournant en rond, parlant seul.» (Majdalani, 2017, p. 364), ce qui aboutit à sa mort absurde lorsque «sa voiture fit plusieurs tonneaux, dansa sur la route, projetée tantôt à droite tantôt à gauche […] entraînée dans une glissade absurde» (Majdalani, 2017, p. 364).

Dans Villa des femmes, Hareth déambule.

C’était aux confins des steppes. [Hareth et Murat] roulèrent des heures sur des pistes, alors qu’au loin les premiers monts pelés de ce qui toujours plus à l’est devient l’Himalaya dessinaient d’étranges arêtes que le soleil teintait de vermeil et de pourpre. On était au printemps et, outre les champs de coton et la blancheur de leurs récoltes, le paysage aride était couvert de coquelicots à perte de vue. […] Enfin, ils arrivèrent sur le site abandonné, au bord du fleuve, en face d’une grande falaise qui s’élevait de l’autre côté du lent et majestueux cours d’eau. […] C’était l’une des plus orientales des cités grecques fondées par Alexandre, aux frontières de la Chine, le point de rencontre antique entre les mercenaires méditerranéens, les paysans ouzbeks et les négociants chinois. (Majdalani, 2015, p. 146)

Ces lieux inconnus éblouissent le cadet, au point qu’il veuille les dompter pour acquérir la puissance et le pouvoir de son père.

Il se mouvait dans un univers fantomatique, exclusivement habité par la puissante personnalité de son père, qu’il voyait partout, en toute chose, et qui prenait la forme du monde autour de lui, avant de s’en retirer lentement, comme une marée qui l’aurait submergé avant de le laisser démuni et solitaire (Majdalani, 2015, p. 149)

Raphael Arbensis, à l’instar des personnages cités, ne tarde pas à exprimer son hostilité envers la Papauté et la Rome catholique. Suite à l’insistance de Fransesco Barberini qui le presse à traduire des manuscrits et à écrire une préface au service de l’Église et contre ses convictions personnelles, il «se rebiffe, et toute sa frustration d’être utilisé par la papauté remonte soudain. Dans un texte qui est à la limite de l’hérésie, il s’aventure à revenir à une lecture purement non fonctionnelle de cette marche des empires […] lui enlève son caractère eschatologique.» (Majdalani, 2019, p. 61) Il finit par dissimuler ses conclusions parce qu’il est conscient qu’elles lui apporteraient de gros ennuis. «À Francesco Barberini, il ne donne finalement que la traduction du texte arabe d’al-Hamadani, sans préface mais avec des commentaires convenus.» (Majdalani, 2019, p. 63)

Par la suite, Raphael recherche un portrait vénitien du sultan Mehmet II où le conquérant de Constantinople est représenté en prince italien. Un marchand arménien, qui l’a vu, s’efforce de le décrire à Raphael.

Sa conviction que l’ambition de Mehmet II était de prendre la place du pape à Rome, de devenir le nouvel empereur romain, de reconstituer tout l’empire des césars à son profit. Cette idée d’un Empire romain reproduit par les Turcs plait à Arbensis, sans doute parce qu’elle met un fabuleux désordre dans les conceptions catholiques d’une marche orchestrée et limpide du monde et alimente plutôt sa propre idée d’une avancée tâtonnante et imprévisible de l’Histoire. (Majdalani, 2019, p. 103)

Cette frustration des personnages traduit évidemment cette révolte contre la figure du père qu’ils cherchent à tuer symboliquement. Dans cette ambiance de lutte et de révolte, nous adhérons à l’assertion d’Erikson, selon laquelle «la façon dont une communauté identifie l’individu rencontre, donc, avec plus ou moins de succès, la façon dont l’individu s’identifie aux autres.» (Erikson, 1968, p. 167)

Conclusion

Pour conclure, l’appel du monde et de l’inconnu incite les voyageurs de Majdalani à «dénouer les différentes attaches spatiales et sociétales pour en renouer d’autres.» (Pellerin, 2000, p. 38) Cet appel à l’aventure peut provenir du monde extérieur, mais souvent, il jaillit d’un univers intérieur: des rêves, des désirs et des manques que ces voyageurs héros cherchent à combler. Dépossédés d’une partie de leur identité, les protagonistes circulent sans orientation, sur des chemins multiples qui les mènent partout et nulle part. Cette figure du tout leur permet de compenser la perte, de refermer leurs blessures identitaires et de dépasser leur sentiment de déracinement. C’est ainsi qu’ils s’appliquent à occuper tout l’espace, et «cette conscience planétaire» (Abou, 1986, p. 224) leur permet une quête de soi qui ne pourrait se réaliser qu’à travers l’ailleurs et l’autre. Les voyageurs, parvenus au bout de leur voyage, accèderont-ils à un nouveau mode d’être qui leur permettra de renaitre ou ce voyage dans l’ailleurs de l’autre n’est en réalité qu’une quête de la mort, seule capable de mettre fin à leurs épreuves labyrinthiques, de les pérenniser?

Les romans de Majdalani foisonnent de personnages, des bâtisseurs d’un autre temps, ceux qui ont fondé des empires colossaux. Il s’agit d’épopées faites de rebondissements, d’élévations et de chutes démesurées, qui foisonnent de rencontres, de révolutions et d’espoirs. Son écriture, pleine d’érudition et d’un élan romanesque, emporte le lecteur dans d’interminables itinéraires, des explorations sans fin, lui fait visiter les contrées géographiques du monde. Mais surtout, elle met l’accent sur la marginalisation de certains êtres dans la société libanaise; mais aussi la force, la détermination et le courage d’autres, qui s’accordent à bouleverser toutes les normes sociales d’exploitation et de domination pour retrouver un certain équilibre perdu.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Autres romans de Charif Majdalani

Majdalani C. (2005). Histoire de la grande maison. Paris: Seuil.

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Journal

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Conte

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Revues

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Majdalani, C. Saint-Malo Etonnants Voyageurs, festival international du livre et du film, 30, 31 et 1e juin 2020.

Rigopoulos M. (2020). Entrevue avec Charif Majdalani, animée par Marie- Madeleine Rigopoulos, 28 octobre 2020.

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