L’EXPERIENCE DE L’EXIL DANS BEYROUTH-SUR-SEINE DE SABYL GHOUSSOUB
تجربة الهجرة في رواية سبيل غصوب “بيروت سور سين”
د ـ ماري منسّى Dr. MARIE MANASSA([1])
Résumé
La littérature migrante regroupe les écritures d’auteurs immigrés qui parlent de l’expérience de l’exil, des problèmes auxquels les personnages soumis aux lois de la société font face, et qui les obligent à quitter leur pays natal. L’exil, thématique majeure de notre article, devient synonyme de vie et de mort. Dans la présente étude, nous nous pencherons particulièrement sur la représentation de l’expérience de l’exil dans le roman libanais francophone à travers le voyage des individus, tous prisonniers d’un système social, qui veulent conserver leur statut et sauver, par suite, leur existence. Les exilés sont ces personnages oxymores, à la fois pluriels et spectraux, pris entre deux espaces géographiques. En vivant, respectivement ou simultanément, dans plusieurs lieux à la fois, ces personnages privés d’un espace identitaire, parcourent les mers, se déplacent sans cesse, s’installent dans différentes régions du monde, se répandent hors des frontières et tentent de revendiquer un espace ouvert, admirablement transformé en un espace pluriel, en un lieu de rencontre, un germe d’un Babel futur, le Babel qui serait restauré par les exilés, ceux qui partent d’un lieu à un autre et pour un autre. Notre article constitue une étude d’ensemble de ce sujet puisqu’il propose de relire un roman qui occupe une place de choix dans la littérature libanaise d’expression française: Beyrouth-sur – Seine (2022) de Sabyl Ghousoub. A travers l’analyse de ce roman, nous nous intéressons à étudier la représentation romanesque de l’espace social de l’exil, et à analyser les différentes étapes de cette expérience: de la désillusion sociale au rêve d’un pays nouveau, de l’aliénation identitaire à l’éclosion d’une identité migrante et spatiale complexe, mais aussi et surtout d’un ailleurs à la fois précaire et vital, un espace toujours insaisissable ou du moins multiple, objet d’investigation de l’écriture migrante.
Mots clés: exil, littérature migrante, dépossession, pluralité, identité spatiale.
Abstract
Migrant literature brings together the writings of immigrant authors speaking of the experience of exile, the problems faced by the character’s subject to the laws of society and which force them to leave their native country. The exile, the major theme of our article, becomes a synonym of life and death. In this study, we will focus particularly on the representation of the exile experience in the French-speaking Lebanese novel through the journey of individuals, of all prisoners of a social system, who want to keep their status and therefore save their existence. Exiles are these oxymoron characters, both plural and spectral caught between two spaces, one of the country of origin and the other of the host country. By living, respectively or simultaneously, in several places at the same time, these characters deprived of an identity space, cross the seas, move constantly, settle in different regions of the world, spread beyond borders and try to claim an open space, admirably transformed into a meeting place, a germ of a future Babel, the Babel that would be restored by the exiles, those who go from a place to another and for another. Our article constitutes an overall study of this subject since it proposes to reread a novel which occupies a prominent in the Lebanese literature of French expression: Beyrouth-sur-Seine (2022) by Sabyl Ghousoub. By analyzing this novel, we are interested in studying the romantic representation of the social exile space, and to analyze the different steps of this experience:
From the social disillusionment toward the dream of a new country, from an identity alienation to the development of a migrant, but also and above all of an elsewhere that is both precarious and vital, a space which is always elusive or at least a multiple space, object of investigation of the migrant writing.
Keywords: exile, migrant literature, dispossession, plurality, a spatial identity
الملخّص
يضمّ الأدب المهاجِر كتابات الذين هاجروا من بلادهم واستوطنوا بلادًا أخرى، فعرضوا تجربتهم في الغربة، والمشاكل الاجتماعيّة التي واجهوها، وتلك التي دفعت بهم إلى مغادرة وطنهم الأمّ. كما نجد أنّ الهجرة التي تشكّل الموضوع الأساس في دراستنا تصبح مرادف الحياة والموت.
في بحثنا هذا، سنتناول بشكل خاصّ تجربة الهجرة في الرّواية اللّبنانيّة الفرانكوفونيّة، من خلال رحلة أفراد وجدوا أنفسهم أسرى نظام اجتماعيّ جديد ومستهجن، في حين أرادوا الحفاظ على نظامهم الأساسيّ الذي نشأوا عليه، وإنقاذ وجودهم.
يعاني هؤلاء المهاجرون صراع الذّات المحاصرة التي تتوق إلى وطن أمّ كانوا به مهمّشين، وتسعى إلى العيش في وطن جديد وجدوا أنفسهم فيه أيضًا مهمّشين، ويعيشون حالة تناقض، إذ تتنازعهم مساحتان جغرافيّتان. إنّهم يفتقدون بلدًا يجدون فيه هُويّتهم؛ فيجوبون البحار، يتنقّلون باستمرار، يقيمون في أماكن متعدّدة من العالم بشكل متزامن أو متتابع، ينتشرون خارج الحدود… يحاولون تبنّي حيّزًا مفتوحًا، يتحوّل على نحو رائع إلى مساحة تجمع، إلى موضع لقاء، أساسه بابل المستقبليّة… بابل التي سيرمّمها المهاجرون. هؤلاء الذين يرحلون من مكان إلى آخر، وغايتهم مكان آخر…
سيتمحور بحثنا حول هذا الموضوع من خلال دراسة رواية Beyrouth – Sur – Seine (2022) لـ”سبيل غصوب”، التي تُعدُّ نُخبة في الأدب اللّبنانيّ الذي يستعمل الفرنسيّة لغة، وسنركّز على العرض الرّوائيّ للحيّز الاجتماعيّ في بلاد المهجر، وعلى تحليل مراحل هذه التّجربة المختلفة: من الخيبة الاجتماعيّة إلى الحلم ببلد جديد. من استلاب الهويّة إلى بروز هُويّة مِهجريّة وحيزيّة متشعّبة. وسنركّز، بشكل خاصّ، على الغرض الذي ترمي إليه الكتابة المهاجرة، وهو المكان الآخر المؤقّت والحيويّ في آن، تلك المساحة التي لا يمكن إدراكها.
الكلمات المفاتيح: الهجرة، الأدب المهاجِر، سلب حقوق، التّعدّديّة، هويّة مكانيّة.
Introduction
A l’époque actuelle, la littérature migrante se forge une large place dans la fiction libanaise francophone. Cette nouvelle littérature, à laquelle participent pleinement de nombreux auteurs migrants a été étudiée dans de nombreux colloques et ouvrages qui s’interrogent sur la place de l’exilé, ainsi que son évolution au sein d’un espace chaotique et, bien entendu, les mutations identitaires qui en résultent. Notre choix consiste à proposer une production d’un auteur, aux écritures distinctes, mais qui structurent, le plus souvent, une composante majeure, celle de la mobilité au travers des lieux et d’espaces insaisissables: Sabyl Ghoussoub. Pour cet auteur francophone contemporain chez qui l’”expérience exilique” (Nuselovici, 2013, p.4) pouvait contaminer son imaginaire, chaque mouvement de rupture, de perte, de déracinement, de fuite ou de déplacement donne corps et forme à des écritures de l’exil qui insistent sur le malaise de l’exilé à la fois vivant et mort, ainsi que sur la dérive, la dépossession spatiale et la mutation identitaire que suscite l’expérience de l’exil.
Bien évidemment, dans son œuvre, Sabyl Ghoussoub nous offre un prototype d’une écriture migrante conçue “comme une traversée des frontières, comme migration et exil.” (Scarpetta,1981, p.183) Rappelons d’emblée que les penseurs et philosophes postmodernes, tel Foucault, abordent tout particulièrement des questions de la spatialité dans leurs œuvres. Si pour ce dernier l’époque contemporaine serait “plutôt l’époque de l’espace” (Foucault, 2001, p.1571), Edward Soja, géographe, parlera de Spatial turn (Soja, 1989, p.276). C’est dans cette perspective que les romanciers postmodernes, comme celui de notre article, tachent d’analyser la conception de l’homme postmoderne dans son rapport à l’espace. De ce fait, Paris et Beyrouth, dans le roman de notre romancier, naissent d’une écriture qui s’intéresse à la représentation de la géographie, de l’espace, dans le contexte d’une fiction postmoderne. Bien évidemment, Sabyl Ghoussoub devient un écrivain contemporain de la ville. Ceci dit, les personnages de ses romans voyagent beaucoup de sorte que la “mobilité géographique” devient “un mode de vie.» (Echenoz, 2002, p.139). Toutefois, il est intéressant de considérer tout particulièrement dans son roman, une écriture engagée qui rejoue le trauma de la guerre civile présentée à des témoins secondaires (Moss, 2001, p.174) et se propose d’insister davantage sur l’«immense appauvrissement du moi” (Freud, 1968, p. 152) et la mélancolie – une impasse résultant de l’intériorisation d’une perte, soit une répétition compulsive du passé (Lacapra, 1999, p.713). Ce qu’il faut noter c’est que Sabyl Ghoussoub émigre avec sa famille à Paris depuis la guerre civile de 1975 qui a ravagé le Liban. Ce parcours n’a pas été sans laisser de marques, et son écriture témoigne de “la douleur de l’exil” (Ajami, 2022), à savoir un deuil toujours inachevé et une perte qui ne se voudrait jamais entièrement surmontable. Ainsi, tous les romans de cet écrivain, précisément Beyrouth-sur Seine, poursuivent les mouvements des protagonistes «éparpillés aux quatre coins du monde, alone together, unis par une seule et même tristesse de voir le pays se décomposer.» (Ghoussoub, 2022, p.249) Les personnages en crise identitaire, racontent les histoires de «ces déracinés, ballotés par les affres de la guerre» (Ilcinkas, 2022) qui essaient de se recréer un monde loin de chez eux. A l’instar de leur créateur, ils deviennent atypiques: «victimes de la guerre” (Ilcinkas, 2022), ils portent en eux la même impasse mélancolique que leur créateur et voilà qu’ils quittent la terre de leurs ancêtres pour connaitre l’exil qui, comme l’affirme Ghoussoub, «n’est plus le triste privilège de quelques rares individus: c’est devenu le synonyme de la condition humaine.» (Burcea, 2022)
Dans Beyrouth sur scène, objet de notre étude, Sabyl s’interroge sur sa condition d’immigré, sur lui-même et sur son rapport à l’espace. En effet, il vit l’expérience du hors-lieu qui lui permet d’éprouver le sentiment de rupture et de perte: “l’exil est avant tout une expérience de la perte, de la disparition, de l’absence […]. Ce dont on se trouve dessaisi avec le plus de force dans l’exil, c’est l’espace” (Trigano, 2001, p.18). Certes, cette “fissure à jamais creusée entre l’être humain et sa terre natale, entre l’individu et son foyer” (Saïd, 2008, p.241) génère une grave crise d’identité chez le personnage. “Par la rupture massive de la continuité de temps et de l’espace, par l’étrangement du regard de l’autre familier, l’exil brise l’illusion d’identité de soi à soi” (Tourn, 2003, p.188), pense Tourn. Tout au long du roman, Sabyl qui, ne parvenant pas à oublier son pays natal ravagé par la guerre, hérite de l’expérience exilique de ses parents, ce qui affecte inévitablement son identité. Si Beyrouth-sur-Seine s’inscrit tout d’abord, mais non exclusivement, dans “l’espace fabuleux de l’exil parental” (Hassoun, 1994, p.38) tissé des évènements de la guerre civile libanaise ainsi qu’à la situation de l’exilé durant ces années de guerre, il se propose de reconnaitre également que quitter le pays natal ne constitue pas une solution. Dans ce contexte de l’exil, les personnes dites “déterritorialisées” (Deleuze& Guattari, 1980) affrontent, dans le territoire d’accueil, une autre dysphorie, celle de “l’arrivée au pays et de sa difficile habitation” (Nepveu, 1999, p.233). Force est de constater que dans ce roman, l’exil des personnages semble de loin, être un simple passage ou dépassement des frontières géographiques. Ainsi, parait-il une forme de “choc [ou] un ébranlement qui destitue le sujet de la ‘place’ qu’il occupait autrefois.” (Harel, 2005, p.44-45) En rupture avec cet univers nouveau, les personnages du roman “en quête de soi permanente” (Dortier, 2001), commencent à remettre en question leur place dans cet espace chaotique, mais plus encore sur leur destin, ainsi que sur les modalités de cet espace qui s’offre à eux. Une étude nouvelle de l’exil, dans laquelle le besoin de structure et d’identité qui remodèle la relation des exilés à l’espace, semble opportune et fera l’originalité de notre article.
Tout au long du roman, Ghoussoub n’hésite pas à s’inscrire dans le courant postmoderne. Son roman s’ouvre sur des questions primordiales liées à la dimension spatiale qui caractérise l’ensemble de son œuvre. Ces protagonistes, confus et perplexes, font l’expérience d’un monde qui refuse d’être unique, qui se veut pluriel (Pavel, 1993). Cependant, l’espace et le conflit identitaire retient toute notre attention en raison de l’insistance particulière de la part de l’auteur sur la question de l’exil. En effet, dans quelle mesure l’exil dans le roman de Sabyl Ghoussoub se propose-t-il comme un moyen de dépossession spatiale ? Contribue-t-il à conditionner l’identité des personnages ? Est-il une tentative de la réalisation de leur être ? Cette reconfiguration du passé familial aidera-t-elle le personnage principal à se retrouver et à se recréer ? Cherche-t-il par le biais de l’écriture à ressusciter, récupérer ou inventer sa ville natale ?
C’est dans cette perspective que nous scrutons les raisons qui motivent l’exil des personnages du roman. Nous découvrons comment ces personnages projettent leur intérieur troublé sur l’image qu’ils perçoivent du lieu représenté qui, selon Westphal, “oscille entre réalème et réfutation.” (Westphal, 2007, p.176) Ici, le romancier représente des villes ambivalentes. C’est dans cette logique que nous comprenons comment la crise existentielle des personnages transforme la ville de Paris en une constellation toponyme, déshistoricisée et illisible.
De fait, la présente étude tachera “de sonder les espaces humains” (Westphal, 2007, p.17) et représentera à la fois le malaise socioculturel de l’exilé, le traumatisme du départ, et l’élaboration d’une identité plurielle. Ainsi, nous opterons pour l’approche géocritique promue par Bertrand Westphal qui tache d’étudier “les liens entre le monde et le texte (ou l’image, le réfèrent et sa représentation” (Westphal, 2007, p.17) et permet ainsi de sonder une représentation spatiale. Quel que soit le point de vue de l’observateur, ce n’est pas lui-même et sa perception qui sont le sujet de notre examen, mais l’image qu’il saisit d’un espace référentiel donné dans la production d’une représentation littéraire (Bachelard, 2012, p.201). Nous nous intéressons à étudier les différences entre les villes que les personnages retrouvent devant leurs yeux avant et après leur exil. De manière identique, nous tentons de découvrir si les villes apparaissent sous la même image aux yeux de Sabyl, son père et sa mère.
La géocritique postule “une approche interdisciplinaire” (Westphal, 2007, p.195) et nous permet ainsi d’inclure d’autres approches que nous tenterons d’exploiter pour mieux appréhender la perception de l’espace et saisir par la suite le lien qu’entretiennent les protagonistes du roman entre l’espace représenté et son référent. Ainsi, dans cette perspective, l’effet de discordance, de rupture et de dépossession spatiale et identitaire dont parle Simon Harel ; la figure de l’exilé “présence à la fois fascinante et angoissante” (Harel, 1989, p.63) précisément dans son ouvrage Les passages obligés de la littérature migrante (2005) qui met l’accent sur la migrance et la déterritorialité qui en résulte, mais surtout le cri dépressif, “le souvenir d’une rupture et d’une dépossession spatiale, langagière et identitaire” (Harel, 2005, p.44-45) mis à jour dans un récit clivé qui montre la fragile intériorité du sujet. La conception de Pierre Nepveu qui parle de l’expérience de l’exil, “de l’arrivée au pays et de sa difficile habitation” (Nepveu, 1999, p.233), se concentre sur la perte et le vécu socioculturel liés à l’exil, ainsi que la thématique du mouvement et de l’éclatement, notamment dans L’écologie du réel (1999), qui juxtapose l’exil géographique à l’exil intérieur et “insiste davantage sur le mouvement, la dérive, les croisements multiples que suscite l’expérience de l’exil» (Nepveu, 1999, p.234) sera adoptée également tout au long de cette étude. C’est à travers l’expérience de l’exil des protagonistes à Paris que nous découvrons le récit des gens qui déplorent leur déracinement identitaire. Nous explorerons l’image que les personnages se construisent de la ville de Beyrouth ainsi que de Paris, pour mieux appréhender la quête de leur vraie identité, de la conscience de leur dépossession identitaire à l’appropriation de leur identité migrante grâce à la transgression des frontières spatiales, mais aussi temporelles puisqu’ils surmontent le temps pour explorer leur mémoire familiale et individuelle.
Nous diviserons notre article en deux chapitres correspondant aux expériences douloureuses des exilés qui traversent une éprouvante crise identitaire. Nous aborderons dans le chapitre premier, consacré aux personnages dans la littérature migrante, les enjeux familiaux de l’œuvre et la manière dont l’exil influence l’identité, sous les angles de la dépossession spatiale et sociale. Le deuxième chapitre, consacré à l’espace, étudie les liens entre l’espace observé et son référent, tout en soulignant la part de la subjectivité de l’auteur dans la représentation des espaces du roman. Tout en prenant acte de ces liens, ce chapitre tente d’analyser l’écart qui se creuse entre les espaces du roman- une image issue de l’espace vécu des protagonistes- et les vrais espaces des villes. Nous verrons comment l’espace d’origine oscille entre espace rejeté et espace rêvé, et l’espace d’accueil oscille entre espace fantasmé et espace aliénant. Nous nous attardons également sur la question identitaire, étant donné que l’identité de ces personnages déterritorialisés s’est scindée en parcelles dans l’autre monde. Et finalement, nous terminerons cet article par l’étude de la pluralité spatiale de l’œuvre.
- Exil et dépossession spatiale
Au cours des dernières décennies, le Liban vit une crise indescriptible, et d’après les termes de Sabyl Ghoussoub, il “se décompose” (Burcea, 12 septembre 2022). Depuis la guerre civile qui a ravagé le pays de 1975 à 1990, jusqu’à nos jours avec l’explosion sur le port de Beyrouth du 4 août 2020, une source constante d’inspiration pour un grand nombre d’intellectuels, de romanciers et d’artistes décident d’écrire “comme une sorte de revanche sur la guerre, sur les guerres, sur la vie trop souvent injuste.” (Ghoussoub, 6 septembre 2022) Dans son dernier roman, Beyrouth-sur-Seine, Ghoussoub parle de la guerre et soulève plusieurs questions allant des causes de son déclenchement jusqu’à ses conséquences douloureuses sur le pays et sur ses citoyens. En effet, l’histoire de cette période violente due à la succession des catastrophes et des massacres du conflit d’un pays “qui a échoué à devenir pays” (Harel, 1992, p.60) constitue le nœud du récit raconté par Sabyl Ghoussoub, les autres évènements dont il est question se tissent autour de cette période charnière. La ville de Beyrouth y apparait comme une ville méconnaissable et hantée (Ghoussoub, 2022, p. 196) lieu où règne le “chaos total et absolu.” (Ghoussoub, 2022, p.193) Les évènements historiques douloureux sont réactualisés, par Sabyl, près d’un demi-siècle plus tard à travers une version personnelle de ses parents, Hanane et kaissar, dont l’histoire violente n’a cessé de les accompagner. Les différents massacres qui ont traversé Beyrouth et toutes “les scènes d’horreur” (Ghoussoub, 20022, p.59) qui en résultent, laissent de marques dans son parcours, et son écriture témoigne de la blessure générée par son déracinement.
La trame de Beyrouth-sur-Seine se situe entre Paris et Beyrouth. Hanane, Kaissar et leur fils, Sabyl, sont des immigrés de première et seconde génération.
Mon père et ma mère n’ont rien de franco-libanais, il n’y a plus libanais qu’eux. Leur histoire est libanaise même si elle s’est déroulée une bonne partie le leur vie en France. […] Ils viennent d’ailleurs, cet ailleurs méditerranéen avec ce combo de machisme et de tradition, de mélancolie et d’humour noir, de démesure et d’outrance, de cris et de larmes. (Ghoussoub, 2022, p.119)
Perdus, dédoublés, clivés, ils ont en commun un mal “d’être là”, transgressent les espaces et les frontières en quête d’une nouvelle identité adéquate au pays d’accueil. Ainsi, Hanane défend la légitimité de son appartenance au Liban. Elle a soudain l’impression que l’exil l’a privée de sa famille et de son pays natal
Sa mère lui manquait terriblement. Elles avaient toujours été proches et vivre loin d’elle était un calvaire. Elle avait perdu sa confidente, sa meilleure amie, son âme sœur. Elle lui écrivait des lettres qui commençaient par Mama habibti, maman chérie, et se poursuivaient par des mots d’amour, des mots de manque, des mots déchirants. Ma mère pleurait quotidiennement de vivre loin de ses parents, de son pays. Elle n’en avait rien à faire de Paris. (Ghoussoub, 2022, p.46)
Elle laisse libre cours à sa rage, elle qui voulait répondre à ses amies, qui lui écrivaient du Liban pour la rappeler de la chance d’être à Paris: ”Taisez-vous, vous ne comprenez rien” (Ghoussoub, 2022, p.46) car tout ce qu’elle souhaitait, c’était de “retourner dans les bras de son père, échanger avec sa mère autour d’un café et retrouver sa terre, son soleil et sa mère.” (Ghoussoub, 2022, p.46) Elle se rappelle de la chaleur des bons moments qui appartenaient au passé, et s’accroche davantage à tout ce qui lui reste de cette vie lointaine, presque fantomatique. Son whatsApp familial “sobrement intitulé “Liban” (Ghoussoub, 2022, p.20) regroupe une cinquantaine de membres de sa famille, de premier, deuxième, et troisième degrés, “du Liban, des Etats-Unis, de France et d’autres proches […] Tout ce beau monde n’arrête jamais de communiquer […] Ils s’émeuvent quand un cousin qui habite au Liban leur envoie une photo de leur village. Ils passent aussi leur temps à se souvenir de ce beau pays d’avant la guerre.” (Ghoussoub, 2022, p.20) Quant à sa sonnerie, nous lisons qu’elle n’est rien d’autre que “bhebbak ya Lebnen, je t’aime O mon Liban, de la diva libanaise, Fairouz” (Ghoussoub, 2022, p.20), longue plainte nostalgique qui lui confère l’illusion de son appartenance. Cependant, une fois au Liban, Hanane, qui mythifiait son pays natal, est désillusionnée par la réalité d’une ville délabrée et abandonnée. En novembre 1982, Beyrouth lui parait méconnaissable, “une ville hantée.” (Ghoussoub, 2022, p.196) Elle se demandait d’un air affligé: “Est-ce bien ma ville ? Beyrouth ? Qu’ont-ils fait de mon pays ? De ma jeunesse ? Je ne veux pas y croire. Je ne peux pas y croire.” (Ghoussoub, 2022, p.196) Elle vient de réaliser que le monde s’est abattu sur elle, qu’elle ne reverra plus jamais la ville dans laquelle elle a grandi et que “ses rêves de jeunesse se sont envolés (Ghoussoub, 2022, p.196) Cette rupture avec le paradis perdu de son enfance suppose la destruction de sa psycho géographie intime qui se révèle dans la modification de son rapport à sa langue maternelle. Ainsi, son rapport à sa langue maternelle devient complexe. Elle fera tôt ou tard “l’expérience de la confusion des langues, douloureuse oscillation entre la terre natale et le pays d’adoption, et percevra par la même occasion le caractère menaçant de la perte de sens occasionnée par cet enchevêtrement de codes langagiers.” (Miron, 1994, p.193-225) Dans une conjoncture assez particulière où la langue constitue la pierre angulaire, l’emploi de la langue officielle du pays d’accueil par Hanane devient, pour elle, le passeport d’une intégration culturelle réussie. Une alliance linguistique est, selon Harel, proposée à l’étranger: ”le choix linguistique s’apparenterait […] au désir de créer un nouvel enracinement matriciel comme si la langue adoptée permettrait de mettre un terme à l’abandon de l’orphelin-émigrant. Changer de langue serait alors changer de peau.” (Harel, 1992, p.27) Sabyl évoque la manière dont la langue française remplace chez elle la langue maternelle.
Dans les trois premiers albums, elle n’écrivait qu’en arabe, même le mot ”tour Eiffel”, ce qui n’a parfaitement aucun sens. Puis l’arabe s’est mélangé au français pour enfin totalement disparaitre dans les derniers albums qu’elle a réalisés un peu après ma naissance” (Ghoussoub, 2022, p.91)
Cette rupture entre le personnage et sa langue maternelle semble toucher au domaine de l’identitaire. Hanane devra se réconcilier avec la langue du pays d’accueil et son bilinguisme est plutôt soustractif et non pas additif. (Benarab, 1994, p.155) Pour autant, ce transfert culturel, serait pour elle une sorte de protection qui lui permettrait de s’empeigner de la langue et des coutumes du pays hôte. Dans le même ordre d’idées, Kaissar sera également en proie à un tel mélange linguistique qui remanie et affecte son identité, mais aussi comblerait tout manque vécu. Pour lui, l’arabe incarne ce qu’il y a d’indéracinable. A cet effet, il “ n’envoyait jamais aucun courrier sauf si quelqu’un lui demandait de traduire un poème en arabe” (Ghoussoub, 2022, p.65) comme si la langue maternelle “est cet espace imaginaire autorisant la circulation, la certitude qu’il sera toujours possible de revenir” (Harel, 1989, p. 284) Avec le temps, Il tente de renoncer à son idiome natal, oublier sa langue maternelle, inutilisable ou du moins à usage restreint, pour se libérer définitivement de son statut de libanais et ouvrir un grand champ de possibilité a une identité “en puissance d’être” (Trigano, 2001, p.23). Il dit à ce propos:
Qu’ils oublient l’arabe ! Mieux vaut ça que mourir ! Et de toute façon, qui parlera encore l’arabe ? Qui se souviendra de cette langue ? C’est une langue déjà morte. Putain de vie. Pourquoi fallait-il être libanais ? (Ghoussoub, 2022, p.280)
D’un autre côté, Sabyl met en question sa légitimité d’appartenir à la France. Il interroge ce souci d’appartenance et refuse de s’ouvrir sur un monde nouveau. Lui qui, en raison de son insistance particulière à évoquer les années de guerre qui l’animent, se voit dépossédé de la légitimité de sa présence en France où il a pourtant vécu la plus grande partie de sa vie.
J’ai besoin de l’écrire cette guerre, de la raconter, de comprendre ce que mes parents ont ressenti et vécu. J’essaye de mettre des mots sur des photos de famille, des images que j’imagine, sur celles d’un pays détruit, en ruines que j’ai découvert dans les livres des photographes libanais […] Il me semblait que l’histoire du monde se jouait dans cette partie du globe, et non en France. […] Je n’arrive toujours pas à me préoccuper de l’actualité française: de la réforme des retraites, de l’assurance chômage, des gilets jaunes. Ces problèmes me semblent dérisoires a côté de ceux du Liban. J’ai même l’impression qu’ils ne me regardent pas.” (Ghoussoub, 2022, p.115)
Nous constatons que seule la pratique d’un discours écrit semble lénifier momentanément la douleur de l’exilé “chez qui la mémoire du pays est encore vivace.” (Nepveu, 1999, p.199) Tel un exutoire à la mélancolie, l’écriture facilite le rassemblement des composantes éparses de la mosaïque identitaire de Sabyl devenu en terre d’exil, romancier.
Malgré son origine oscillante (Le Corbusier, 1971, p.28), la deuxième génération est obligée, le plus souvent, de s’attacher à son origine, et de conserver à jamais sa nostalgie profonde de ce paradis utopique ou de cet espace imaginaire. Là, elle sera apte à exister réellement. Bauman parle de l’espace utopique “qui résiste à tout, qui est pratiquement immortel.” (Bauman, 2007, p.106) C’est en guise d’exemple que Hanane, hantée par le spectre de son passé, compte sur son fils pour lui réaliser son rêve de construire une maison dans son village natal. (Ghoussoub, 2022, p.121) Cependant, nous signalons que cette maison, bien loin de l’inscrire dans l’espace, comme l’explique J.P. Demoule, (Demoule,2004, p.111), serait une non-maison (Demoule,2004, p.111) qui l’empêche d’appartenir au pays d’accueil. Il faut postuler que cette double illégitimité frustre davantage Sabyl qui vit dans un entre-deux déroutant. Dans le roman, Sabyl ne comprenant pas le choix de ses parents, demande à son père: ”je n’ai pas compris pourquoi” (Ghoussoub, 2022, p.19), puis “je voudrais que tu me racontes ton arrivée à Paris”. (Ghoussoub, 2022, p.18) Ces questions qui ont bel et bien occupées l’homme contemporain sont forcément dirigées contre cette situation presque fatale qui fait de lui un être infortuné. Habité par la blessure de l’exil, il discute avec son ami Mathieu sa déception de ne pas pouvoir réaliser ces entretiens avec ses parents.
Je sonnais à leur porte, convaincu de m’y mettre, et à peine assis sur le fauteuil du salon, je perdais mes moyens. En les questionnant sur leur vie, j’avais l’impression de les agresser, de les violer, presque de les tuer. Ils ne m’avaient jamais parlé de leur passé, ou presque, il devait bien y avoir une raison. (Ghoussoub, 2022, p.117)
Le destin fâcheux qui menace Sabyl se révèle à la fin du roman lorsqu’il a sur Whatsapp “cet échange beckettien” (Ghoussoub, 2022, p.292) avec Alma, sa compagne libanaise, et qui “résume au mieux cette question éternelle de retourner vivre au Liban ou non.” (Ghoussoub, 2022, p.292) Les expressions “chez moi” et “chez toi” séparent ce qui appartient à Alma et ce qui appartient à Sabyl ; traduisent leur souffrance et les condamnent à un double deuil: le deuil de leur enfance, et de leur destin vide: ”tu penses qu’on va mourir ici ? Probablement, mais on jettera nos cendres là-bas.” (Ghoussoub, 2022, p.294) Cette interrogation sur la légitimité d’habiter un lieu continue à hanter les sujets de ce roman. Ce qui exprime, bien évidemment, la précarité de leur psyché et le bouleversement de l’espace qui les dépasse. Perec expose dans son ouvrage Espèces d’espaces que “l’espace est un doute” (Perec, 1974, p.122). Il se conçoit ainsi comme une existence déspatialisée en harmonie avec leur identité troublée.
Au-delà d’une simple rupture spatiale, l’exil met en doute largement la question de l’appartenance territoriale. La formule est Trigano est simple: l’exil “vient rompre la relation d’identité de l’individu avec son milieu.” (Trigano, 2001, p.9) Ici, il est question de “rupture passive” (Trigano, 2001, p.10) infligée à Sabyl de l’extérieur, tout précisément de ses parents et ses oncles, est mise en scène lors de l’enterrement de son oncle Amin, le petit frère de son père, au Liban. Sabyl est blâmé de ne pas mettre des chaussettes qui sont, selon le dire de son père “toute une histoire chez les hommes de ma famille” (Ghoussoub, 2022, p.21) De même, son oncle Habib, en plein milieu de la salle des condoléances, “avait remarqué ce détail, il en avait fait part à [son] père qui [l’] avait prié de rentrer urgemment à la maison et d’en mettre.” (Ghoussoub, 2022, p.21) A quoi Sabyl répond:
Vous n’êtes que des attardés, des demeurés avec vos traditions d’un autre temps. Qui porte encore des costumes noirs à des enterrements ? Vous vous prenez pour des mafieux siciliens ? (Ghoussoub, 2022, p.21)
Si Hanane et Kaissar manifestent une douleur vive au sujet de leur non-appartenance, Sabyl ressent de la colère envers ses parents qui l’ont coupé de son origine et de son moi. La dépossession de Sabyl qui se sent identitairement déraciné raisonne particulièrement dans les “pourquoi” frustrés de ce personnage. Ce dernier, suite à un exil contraint vers un pays éloigné, est une victime, constamment habité par la blessure de l’exil. Ses questions sans réponse en font les meilleures preuves.
II- Exil et dépossession identitaire
- Pays d’origine
La guerre civile qui éclate au Liban pousse la famille Ghoussoub à fuir le Liban afin d’échapper aux labyrinthes de la torture et de la souffrance. La ville de Beyrouth qui devient “une symbolique de la souffrance” (Certeau, 1990, p.160) se décompose, se putréfie et s’anéantit. Ce qui pousse Kaissar et Hanane à quitter leur pays dans l’espoir de donner sens à leur vie: ”Après s’être dit oui devant le prêtre, mes parents décidèrent de vivre deux ans à Paris. Mon père voulait passer son doctorat de théâtre et de langue arabe à la Sorbonne. Ma mère, amoureuse, l’a suivi. Ils prévoyaient ensuite retourner au Liban s’acheter une maison à Beyrouth.” (Ghoussoub, 2022, p.26) Cependant, ce qui surprend plus que tout, c’est que nous avons l’impression qu’ils sont constamment traqués par une existence mystérieuse. L’équation est simple à élucider: les espaces modernes et l’espace quitté ressemblent plutôt à un espace piège qui ne cesse de troubler leur identité. Ainsi, les perspectives d’une vie meilleure et d’un pays protégé de la guerre, de ses atrocités et de ses “politiciens de merde” (Ghoussoub, 2022, p.103) n’effacent pas ce que Harel nomme “le temps du trauma”, (Harel, 2005, p.44) celui du départ. Rappelons que le départ est traumatique en lui-même et la blessure de l’origine se dédouble dans et à travers son exil. Dans ce contexte, Sabyl écrit que l’espace nouveau n’efface pas l’espace d’origine qui continue d’habiter sa mère, de s’intérioriser en elle. Aussi conserve-t-elle à jamais son regret et sa nostalgie profonde de sa ville, sorte d’un profond attachement qui l’empêche de vivre autre part qu’au Liban.
Dans l’avion qui la menait à Paris, ma mère a vu le village de Damour avec ses cinq églises et ses trois chapelles brûler. Cette image, elle ne l’oubliera jamais. Elle avait aperçu du hublot la ville en feu, elle avait compris qu’un massacre s’y déroulait. A chaque fois qu’elle m’en parle, les larmes lui montent aux yeux. (Ghoussoub, 2022, p.56)
Il est vraiment facile de penser que les mauvais souvenirs, “les attentats, la prise d’otages, le mal du pays”, (Ghoussoub, 2022, p.195) d’une part, “les coupures d’électricité, le manque d’essence, le prix des produits de première nécessité qui doublent, triplent, voire quadruplent”, (Ghoussoub, 2022, p.240) d’autre part, constituent les principales causes de l’exil de la famille. C’est pourquoi, ils partent vers l’ailleurs, terre de toutes les promesses, avec comme bagage, leurs rêves et leurs illusions. Dans l’ensemble, l’atmosphère sombre oblige les personnages, volontairement ou involontairement, à quitter le pays pour fuir la misère. Toutefois, ils ne manquent pas de l’embellir par les souvenirs d’enfance qu’ils collectent et ceux de la famille, à tel point de re-construire un Liban imaginaire naissant du “théâtre de la mémoire.” (Roudaut, 1990, p.166) Ancré dans les souvenirs du passé, voilà que ce pays, à peine quitté, les exilés y tendent de nouveau.
Le déraciné vivrait toujours sa vie dans une référence permanente à un passé révolu. […] Il aspirerait à re-venir, à retourner en arrière, même en avançant. […] prisonnier de la ‘racine’ alors qu’il n’y a plus de ‘racines’ (Trigano, 2001, p.28)
Voilà qu’ils s’engagent à rétablir un rapport d’amour-haine avec leur pays natal: partir ou rester ? Que devraient-ils faire alors ? Kaissar et Hanane ne rêvent que de revenir au Liban. A défaut d’y être, ils en parlent à Sabyl. Kaissar qui refusait aveuglément de retourner dans un pays qui sombre dans “le chaos total et absolu” (Ghoussoub, 2022, p.193) passe sa vie à Paris à en rêver que la guerre se termine afin de pouvoir retourner au Liban parce qu’il semble être incapable de s’en séparer pour toujours. Il se demande, après avoir cherché vainement les fiches de paie pour obtenir sa pension de retraite: ”Pourquoi aurais-je gardé mes fiches de paie et mes factures alors que j’allais retourner vivre au Liban.” (Ghoussoub, 2022, p.264) A ce niveau, tout semble sujet à une intériorisation du passé, son sérieux problème d’existence. C’est ce qui a permis à son fils de découvrir la cause de son mutisme – sorte de retrait psychique- ainsi que la vérité de sa propre identité: Kaissar se sent coupé de lui-même. Il vit “un exil du monde et dans le monde.” (Nuselovici, 2013) A vrai dire, Paris, pour ce dernier, ne représente plus qu’une ville immensément vide car il projette son intérieur solitaire sur Paris. En effet, comme l’explique Bertrand Westphal, “le décalage existant entre l’individu et le milieu où il évolue n’est en définitive qu’un nouveau reflet: celui de sa propre disjonction. La relation de l’être à lui-même et à la ville est spéculaire.” (Westphal, 2005, p.60) Ainsi, Kaissar fait partie des hommes contemporains qui, comme l’explique la pensée psychogéographique, s’implique dans “une construction inconsciente de la réalité sociale […] à travers le mécanisme d’externalisation et de projection”. (Stein, 1987, p.22). Paris, devient ainsi le miroir de sa personne qui reflète son monde intérieur. Depuis lors, on ne s’étonne pas de saisir, chez Kaissar, l’appropriation de l’espace en fonction de son univers mélancolique: de ce fait, l’univers créé par le narrateur s’ajuste à l’univers intérieur du protagoniste qui sombre désormais dans la solitude. Cette dernière est l’une des privilèges, selon G. Simmel, des villes grandement vides: “on ne se sent nulle part aussi solitaire et aussi abandonné que dans la cohue des grandes villes” (Simmel, 2007, p.31) C’est peut-être pour ces mêmes raisons que Sabyl raconte que son père est emprisonné dans une solitude urbaine effrayante et voulait “finir son existence dans ce pays qui n’était pas le sien.” (Ghoussoub, 2022, p.265) espérant acquérir une dimension identitaire qu’il avait avant l’exil. Et il ajoute.
Je trouvais cette vie injuste. Injuste qu’elle l’ait arraché à son pays mais aussi qu’il ne soit pas dans toutes les bibliothèques, qu’il ne soit pas devenu un metteur en scène et un poète incontournable. Que la guerre lui ait volé ses rêves d’enfance. […] Mon père est un intellectuel qui s’est tenu loin de ce milieu-là. Il n’a jamais joué le jeu sauf, très jeune, au Liban. […] Il n’est sur aucun des réseaux sociaux, il n’a même pas de smartphone. Mon père n’est d’aucun milieu, d’aucun monde. Mon père est un homme seul, dans ce que la solitude a de plus grand. Je l’admire, mon père. Un jour, je deviendrai muet comme lui. (Ghoussoub 2022, p.265)
C’est bien ce que Ghoussoub fait lire à son lecteur à travers ce roman qui représente des personnages enfermés dans un cercle vicieux et qui se veulent être multiples et personnes. Dans cette condition, il est essentiel d’évoquer la question de la “condition postmoderne” (Lyotard, 1979, p.7) de l’homme contemporain, la question de l’homme incertain, en proie à une identité multiple qui “remodèle, en permanence, [ses] relations à l’espace, aux territoires et aux autres” (Di Méo, 2002, pp175-184). Or, si cette identité est définie sous le terme de l’identité fluide par Zygmunt Baumann, et considérée comme un élément négatif propre à l’époque postmoderne, la géocritique, par contre, la considère comme un atout. (Westphal, 2016).
Dès lors, le Liban finit par se vouloir l’incarnation d’«un lieu mythique.” (Kattan, 2001, p.22) parce que sont entièrement oubliés les frustrations et les difficultés qui ont causé l’exil. Les souvenirs s’accumulent et se figent pour se transmettre de génération en génération. A la manière des générations précédentes, les nouvelles générations sont impressionnées par la magie d’une nostalgie, sorte d’une image fantasmée ou d’une vision onirique de l’espace réel. A cet effet, Sabyl respire une douce nostalgie pour sa ville, il avoue: ”Quand j’ai le mal du pays, […] je me rends dans une église orientale de la capitale où les prières sont chantées en syriaque ou en araméen. […] C’est le rendez-vous hebdomadaire de beaucoup de chrétiens du monde arabe. A chaque fois que je m’y retrouve, je me sens transporté dans un village de la montagne libanaise. Tout le monde se connait, tout le monde se salue.” (Ghoussoub, 2022, p.226) Dans cette condition, Sabyl crée un espace-mythe qui lui préserve une part idéale de son moi et lui permet de supporter les pratiques d’un quotidien banal.
De surcroit, Ghoussoub fait de son mieux, semble-t-il, pour idéaliser le Liban. De retour à son pays natal, Sabyl se confronte aux contraintes d’une condition qualifiée par Deleuze de chaotique. (Deleuze, 1991) Il exprime son désarroi à sa mère et lui dit: ”Notre Liban. Feu, flamme et fumée. Des bombardements partout.” (Ghoussoub, 2022, p.281) refusant de croire que ce pays délabré est celui des récits de sa mère qui prétendait incessamment que son village est l’un des plus beaux du Liban “avec sa petite église, ses plages de rochers sauvages et sa mer à perte de vue.” (Ghoussoub, 2022, p.121) Ici, il est question de rupture entre le personnage et son milieu auquel il appartient, ce que Deleuze appelle la déterritorialisation. Une fois reterritorialisé, il devient étranger à sa propre nation.
Ghousoub s’efforce d’enrichir son récit en puisant dans son imagination mythique. Celle-ci donne lieu aux spéculations sur le mythe de l’éternel retour d’Homère. Ses personnages sont créés, selon Frank, “pour transmuer le monde-temps de l’histoire dans le monde intemporel du mythe. Et c’est le monde intemporel du mythe […] qui trouve son expression esthétique appropriée sous forme spatiale” (Frank, 1945, p.653) Ainsi, Sabyl tente d’actualiser son récit tout en lui conférant une dimension spatiale universelle. Hanane qui éprouve une douce nostalgie de ses espaces d’origine, repense d’y retourner éternellement. Malheureusement, sa vision n’est pas conforme à celle de son fils qui se moque d’elle. Par ailleurs, malgré la confrontation avec la réalité, ils restent pris dans l’engrenage d’une illusion réconfortante.
A Paris, ma mère découvrait l’existence des clochards. Au Liban, elle n’en avait jamais vu. C’était inimaginable de laisser un proche mendier, il y avait toujours un cousin, un oncle ou un grand-parent pour recueillir le malheureux, l’aider, le loger, lui trouver du travail. Quand ma mère me raconte ce Liban-là, je réalise combien ce pays qu’elle a connu a changé. On croise maintenant des mendiants, […] à chaque coin de rue dans Beyrouth. (Ghoussoub, 2022, p.45)
Pour conclure, la terre d’origine semble être mythifiée par les protagonistes de ce roman. Le destin de Kaissar et Hanane, parce qu’il est déjoué dans le vide des retours échoués, condamne leur vie au néant. Cependant, il s’avère qu’ils embellissent par le biais du souvenir cette terre en la rapprochant de l’image idyllique du Paradis. Désir de partir en quête de soi, puis désir frénétique d’y revenir: entre le rejet et la mythification, le pays d’origine demeure une marque indélébile dans la psyché de l’exilé ambivalent qui contemple une existence entre les lieux même si, comme le fait remarquer L’Hérault, “la cicatrice de la blessure d’origine, fit-elle cachée aux yeux des autres, reste bien visible […] et continue à faire mal” (L’Hérault, 1996, p.12) signalant ainsi le morcellement identitaire des personnages qui reconnaissent souvent leur manque, leur altérité – ce en quoi consiste d’ailleurs leur perte.
- Pays d’accueil
Le pays d’accueil, espace plein de promesses, représente un espace de renouvellement identitaire. Les exilés chercheront subséquemment à se réapproprier ce nouvel espace, à s’enraciner dans un ailleurs qui leur permettrait de s’édifier une identité autre qui échapperait au morcellement et s’opposerait à toutes les menaces de dépropriation. Ainsi, dans Beyrouth-sur-Seine, la France est présentée comme un espace plein de promesses. Peu importe si Paris n’est pas la ville natale de Ghoussoub tant qu’”être Parisien, ce n’est pas être né à Paris: c’est y renaitre. […] Être de Paris ce n’est pas y avoir vu le jour ; c’est y voir clair.”, comme l’explique Sacha Guitry. (Guitry citée par D’Estienne D’orves, 2015) Etant donné que “le déracinement de l’individu est sans doute l’une des causes principales de la quête identitaire” (Dortier, 2001), il est intéressant de noter que l’exil offre à Kaissar une opportunité de renouveau identitaire, puisque ce nouvel espace est apte à contenir les rêves des exilés.
En parallèle de ses études qu’il suit à la Sorbonne, mon père travaille énormément. Il est journaliste culturel pour la presse arabe. L’Université Saint-Joseph de Beyrouth l’a nommé à la direction du Centre de recherches et d’études arabes, le CREA. Il enseigne l’arabe à des adultes. (Ghoussoub, 2022, p.44)
Kaissar qui a réussi à trouver rapidement ses repères, ne “s’ennuyait pas une seconde, seul à Paris. Les théâtres, les jardins, les librairies l’enchantaient. Il avait réussi à obtenir une carte de presse pour avoir accès gratuitement aux pièces de théâtre.” (Ghousoub, 2022, p.56)
Coupé de tout, le pays d’accueil est source d’un monde nouveau bâti par les exilés. Ces derniers dessinent un Paris, comme l’appelle Balzac “capitale du monde intellectuel” (Balzac, 1995, p.159), éloigné de toute civilisation brutale, peuplé d’intellectuels et de journalistes.
Dans les années quatre-vingt, me dit mon père, plus de quarante journaux arabes étaient édités à Paris et trente d’entre eux étaient libanais. Tu ne peux pas imaginer combien cette ville était devenue arabe et même libanaise. Pour rire, certains l’appelaient Beyrouth-sur-Seine. Contrairement aux autres journaux étrangers, la presse arabe et libanaise s’intéressait peu à ses communautés vivant en France, on écrivait nous pour le monde arabe ! Presque à chaque coin de rue, je croisais des amis journalistes. On avait aussi nos cafés, […] Tout le monde venait ouvrir ici ses bureaux en France, se pensant à l’abri des attentats, des bombardements” (Ghoussoub, 2022, p.154)
De même, l’exil procure à Kaissar et Hanane une occasion de renouveau identitaire, puisque dans ce nouvel espace, ils pourront effacer le passé, se débarrasser du fardeau de la misère qui pèse sur eux. Hanane, dans son cas, ne nie pas son passé mais souhaite l’oublier Elle “a de plus en plus honte d’être arabe. La guerre du Liban offrait déjà une image déplorable des Libanais” (Ghoussoub, 2022, p.256)
Le pays d’accueil semble être pour Sabyl un espace plein de protection et de promesse: promesse de compensation du manque ressenti dans le pays d’origine, promesse de guérison de la blessure infligée par celui-ci.
J’ai aussi peur de m’y rendre. […] Peut-on encore appeler un pays “home” quand on a peur de passer la douane à l’aéroport ? Est-ce encore un lieu où l’on peut se sentir chez soi ? Etrangement, en France, je n’ai jamais eu peur de passer la frontière, alors qu’au Liban, même lorsque la police libanaise n’avait rien à me reprocher, j’ai toujours ravalé ma salive avant de donner mon passeport au douanier. Au Liban, jamais aucune loi n’a semblé me protéger. (Ghoussoub, 2022, p.250)
Il est intéressant de noter alors que le pays d’accueil s’avère pour beaucoup d’exilés un espace de rêve, un espoir, un pays de renouveau. Dans ce monde nouveau, Sabyl se métamorphose en un être nouveau. Bertrand Westphal formule à ce propos que la transgression spatiale est émancipatrice (Westphal, 2004, p.79). Le jeune exilé qui se passe du Liban, obtient ainsi toutes les certitudes qui définiront son être-au-monde. Cependant, Paris se transforme en un espace-piège qui transforme le rêve qu’était l’exil en malédiction: le rêve d’un ailleurs diffèrent a échoué, le refuge se transforme désormais en prison et le rêve en cauchemar. Ainsi, tout le long du roman nous remarquons que Hanane traverse une éprouvante crise identitaire. Elle ne supporte plus vivre “dans ce pays de merde” (Ghoussoub, 2022, p.111) qui “était dégueulasse et le pire, c’était le métro, ça puait, […] ça puait la saleté, la transpiration des gens, l’odeur des égouts” (Ghoussoub, 2022, p.47) De plus, le logement de la famille Ghoussoub n’est plus qu’un minuscule appartement à Paris, un espace triste et froid qui “ fait soixante-sept mètres carrés […] ‘la cage aux oiseaux’ tellement les pièces sont petites et imbriquées les unes dans les autres»; comme le souligne Hanane. (Ghoussoub, 2022, p.16) Ghoussoub qui évoque le manque d’espace dans la capitale française, reconnait, également, “les conditions d’habitation néfastes et le problème de raréfaction de l’espace d’habitation dans les secteurs urbains comprimés des grandes villes comme Paris”. (Le Corbusier, 1971, p.34) A ce cloisonnement spatial s’ajoute une certaine déception de la part de Hanane qui “ne veut plus faire chaque année la queue à la préfecture, elle ne supporte plus le ton des fonctionnaires et faire des allers-retours incessants durant des semaines car une feuille lui manque ou une autre.” (Ghoussoub, 2022, p. 232) Lucide, Hanane réalise qu’elle ne fait que gérer sa misère dans un pays où ses seuls exploits se réduisent plutôt à des sacrifices.
J’ai trop pleuré, j’ai trop souffert les queues que j’ai faites pour faire les cartes de séjour. Pour moi, c’était très dur. Vous savez, je suis libanaise et quand j’étais jeune à Beyrouth, je passais devant les Egyptiens qui faisaient la queue, les sans-papiers de l’époque et à chaque fois que je fais la queue à Paris, je pleure. Je vais encore pleurer maintenant. Je me demande pourquoi sommes-nous obligés de faire ça ? (Ghoussoub, 2022, p.234)
Pour Hanane qui nage dans un état d’être et de non-être social, est déterminée à vivre son purgatoire, sa faiblesse, ainsi que l’absurdité de son existence. De ce fait, elle ne vit pas, elle “est vécue” (Muller, 2012, p.187-188) Entre son environnement et elle, entre ses aspirations et ses attentes, Hanane est “en recherche perpétuelle de reconnaissance, dans un monde de mépris et dans une société de risques.” (Bajoit, 2009, p.62)
Beyrouth-sur-Seine met en scène des espaces restreints créés par les exilés qui n’y fréquentent que des exilés provenant du même pays qu’eux. Ils recréent pour ainsi dire un espace mimant leur pays d’origine, microcosme qui leur procure un sentiment de sécurité par rapport à l’inconnu du pays d’accueil. Ainsi, Kaissar passe sa vie entre son travail et sa maison, espace intime qui le met à l’abri des “intrusions extérieures” (Westphal, 2004, p.77). Nous savons d’ailleurs que la maison transcende une simple demeure et devient symbole de sécurité et de stabilité. Elle est bien, selon Bachelard, “notre coin du monde, […] notre premier univers.” (Bachelard, 1957, p.25) De plus, Elle constitue un espace qui peut l’abriter de l’extérieur brutal de la ville. C’est dans le chaos de Paris que le rôle de la maison comme un espace qui assure une identité spatiale au milieu du vaste espace urbain, est le plus important. Comme le démontre Bulot, dans Sociolinguistique urbaine et géographie sociale, “il n’est d’espace […] qui ne s’inscrive dans une perspective de légitimation de son occupation, de sa revendication, autrement dit d’identification”. (Bulot, 2013, p. 305-324) Il lui arrive souvent de se réunir avec ses amis au café Le Luxembourg qui sont principalement des Libanais. (Ghoussoub, p.80) Il cherche des concerts de zajal enregistrés dans les années soixante-dix au Liban. Il écoute les pièces de Ziad Rahbani, cassettes découvertes ultérieurement par son fils, Sabyl, qui apprécie “ cet humour libanais et ses subtilités” (Ghoussoub, 2022, p.152)
Mes références viennent d’ailleurs et beaucoup du monde arabe, pourtant j’ai grandi en France. J’ai alors l’impression bancale d’avoir grandi ailleurs tout en ayant grandi ici. (Ghoussoub, 2022, p.152)
Ce confinement est dû aux choix personnels des exilés de se rassembler entre eux ne constitue qu’un moyen pour que les Libanais se fassent rappeler leur présence. A titre d’exemple, Hanane adore accueillir Alma chez elle pour diner. Elle avoue à Sabyl qu’elle se sent mieux dès qu’elle voit ses parents, elle”aime aller chez eux, ça lui rappelle le Liban.» (Ghoussoub, 2022, p.250) Ces exilés qui “rêve[nt] un lieu pour s’y sentir aussitôt étrangers[s]” (Harel, 1992, p.380) parlent d’une absence de lieu. Tel est le cas de Sabyl qui lui arrive d’écrire sous le regard d’Alma un poème.
Ici, tu te poses
Là-bas, tu te reposes
Tu dis: ”Je suis chez moi”
Seulement lors du voyage
Tu es celui qui va. (Ghoussoub, 202, p.271)
Cet espace ne se rattache donc ni vraiment au Liban ni à la France, c’est un entre-deux, microcosme qui lui rappelle sa terre natale, ou plutôt un espace d’absence, “l’exilé n’est pas présent à l’espace qu’il habite dans la réalité.” (Tourn, 2003, p.63) De ce fait, l’exilé qui vit dans cet espace vit une double absence: absence au pays d’accueil parce qu’il en est séparé physiquement et émotivement, et absence au pays d’origine puisque ce dernier ne pourra jamais être reproduit dans le pays d’accueil.
- Entre le pays d’origine et le pays d’accueil
Les espaces du pays d’origine, et les espaces du pays d’accueil font partie de la géographie du roman. Dans Beyrouth-sur-Seine, les personnages font un va-et-vient, réel ou imaginaire, et les espaces du pays d’origine et d’accueil se représentent simultanément, formant ainsi un espace pluriel. Par ailleurs, le titre du roman est significatif à cet égard. L’espace d’origine se présente dans l’espace d’accueil: ce qui crée une pluralité spatiale reflétant la double appartenance des exilés.
Bien que le roman se déroule en France, la présence du pays d’origine, le Liban, est indéniable. Ghoussoub rapporte, tout d’abord, les pensées des personnages qui voient en la ville de Beyrouth, un berceau de souvenirs. Ces souvenirs, les parents de Sabyl les collectent sous formes de mots qui matérialisent la guerre du Liban éclatée en 1975, nommée par certains “guerre par procuration” (Ghoussoub, 2022, p.282) par d’autres “la guerre pour les autres, la guerre civile, les guerres civiles, la guerre du Liban, ou encore les guerres du Liban.” (Ghoussoub, 2022, p.282) C’est en effet la relecture du texte qui narre le souvenir d’un pays qui traverse une période dramatique de son histoire, “d’une ville en fracas, de destructions, de mort” (Ghoussoub, 2022, p.278) concrétise les tortures passées qui rappellent l’espace du pays d’origine où s’est passé l’incident.
Ensuite, l’espace d’origine est présent dans celui d’accueil et réciproquement à travers la présence de Kaissar et Hanane dans la vie de Sabyl. Cette présence qui est censée gommer les frontières de ces deux mondes, rappelle, en d’autres termes, ce que Paul Ricoeur appelle la “fusion d’horizons.” (Ricoeur, 1991, p.147) C’est là que la mission de Ghoussoub débute, celle de fusionner les morceaux de deux mondes différents. Pierre Nepveu parle de l’effacement des points de repères (Nepveu, 1999) qui est le propre du déracinement.
En fait, le Liban, c’est mes parents. Je ne sais pas ce que représentera pour moi ce pays après la mort de mes parents. Peut-être qu’il disparaitra avec eux. Quand je passe les voir dans leur appartement parisien, j’atterris au Liban… Dans leurs yeux, je vois ce pays. D’ailleurs, je ne peux plus voir mes parents pleurer à cause de ce pays. A chaque fois que le Liban est touché par un attentat, une explosion ou une guerre, j’ai l’impression que l’on vise mes parents et ça, je ne le supporte plus. (Ghoussoub, 2022, p.304)
De même, l’allusion à cet espace pluriel devient plus révélatrice dans le sous-chapitre qui s’intitule “Ici ou là-bas.” (Ghoussoub, 2022, p.292) Ici, comme le souligne Westphal, une transnomination (un-naming) (Westphal, 2007, p.176) qui s’impose pour y situer le nouveau sort et la nouvelle identité de ses protagonistes. Certes, on n’a pas du mal à deviner que le ici se réfère au pays d’accueil et le là-bas au pays d’origine de Sabyl et Alma et de leurs parents. Or, Ghoussoub fait en sorte qu’on croie que ces deux espaces s’introduisent l’un dans l’autre notamment la mer, le soleil, l’eau fraiche. (p.293) Dans l’ensemble, cette imbrication spatiale est présente également à d’autres moments du roman. On cite l’exemple de la famille Ghoussoub qui confronte l’attentat de la rue des Rosiers, du 9 août 1982. Alors que Kaissar avait “l’étrange impression que la guerre du Liban le rattrapait à Paris” (Ghoussoub, 2022, p.156) Sabyl, de son côté, proposait à des amis de venir se réfugier chez lui. Il justifie cela par le fait qu’il était “libanais, les attentats, les bombes, les kalachnikovs, j’ai ça dans le sang.” (Ghoussoub, 2022, p.170) Ainsi, à travers un patchwork de plusieurs espaces, Beyrouth-sur-Seine reflète la multiple appartenance des personnages.
Il est intéressant d’observer que les lieux que décrit Ghoussoub se transforment le plus souvent en des espaces bricolés où la coexistence des espaces d’origine et d’accueil devient possible, où le passé et le présent se juxtaposent ; c’est ce que Bonetti appelle “bricolage.” (Bonetti, 1994, p.17) Selon J. Frank, par la “juxtaposition du passé et du présent, […] l’histoire devient non-historique: elle n’est plus considérée comme une progression occasionnelle objective dans le temps, avec les différences nettement marquées entre chaque période, mais est détectée comme un continuum dans lequel les distinctions entre passé et le présent sont effacées” (Frank, 1945, p.652) C’est pourquoi Sabyl glisse d’un espace vers un autre par le biais du parallélisme entre les deux mondes. Cette pluralité d’espace-soulignant sa double appartenance- est présentée en même temps, ce qui va permettre à l’espace d’origine de s’infiltrer dans l’espace de l’ici. A ce propos Sabyl affirme.
cette Méditerranée, il m’est arrivé de la rêver sur les bords de Seine. Paris se confond alors avec le village de ma mère où je me rendais constamment quand je vivais au Liban pour nager, bronzer et lire dans ses criques. […] Je n’ai jamais autant aimé ce pays que lors de ces moments que je vivais en confidence avec la mer.” (Ghoussoub, 2022, p.148)
Cette pluralité spatiale enrichit certes l’identité des exilés, mais crée aussi paradoxalement un manque, celui d’un chez-soi évident. Ainsi, ces personnages risquent de n’appartenir ni à l’espace d’origine ni à celui d’accueil. Dans Beyrouth-sur-Seine, Hanane n’hésite pas à cultiver le rêve de retourner au Liban. Elle appelle son fils pour l’avertir de son mécontentement et lui demande “de l’incinérer et de jeter ses cendres dans la mer de son village.” (Ghoussoub, 2022, p.283) Elle, qui n’a pas pu s’adapter au pays d’accueil se retrouve démunie de toute appartenance spatiale. Habitée par ce double manque, celui de ne plus appartenir au pays qu’elle a quitté et le pays qu’elle n’a pas pu apprivoiser, elle continue à faire des va-et-vient entre le Liban et la France, espérant retrouver une ancre apaisante, tandis qu’elle rêve de mourir dans sa patrie. Elle s’attache à la famille qui représente pour elle son Liban. Elle répète à Sabyl.
Il n’y a rien de plus important que la famille, [..], et tu sais, les gens comme nous, les exilés, les étrangers, il ne nous reste que la famille pour nous protéger, nous retrouver, nous refugier. C’est notre safe place. Sans ça, nous ne sommes plus rien. Ici, nous ne connaissons personne, nous n’avons aucun passe-droit, ne l’oublie jamais. (Ghoussoub, 2022, p.299)
Avec Sabyl, ce problème, sous une forme identique, est souligné dans le roman. Il avoue que le Liban est son lieu d’appartenance: ”Moi, je venais tout juste de découvrir que j’étais libanais, j’en étais même tombé dans les pommes.” (Ghoussoub, 2022, p.104) Il apparait même que ce sentiment d’appartenance est lié à la douleur de l’arrachement, son chez-soi se dérobant à l’infini. Plus tard, il dit à Alma des propos assez différentes: ”ben j’ai changé d’avis. J’ai bien réfléchi: j’aimerais retourner vivre là-bas.” (Ghoussoub, 2022, p.294) Ainsi, Sabyl est habité par une double nostalgie: à la nostalgie du premier lieu s’ajoute la nostalgie du deuxième lieu aussitôt qu’il le quitte. Dans les deux versions, cela se manifeste au niveau du récit, puisque les chapitres alternent entre le Liban et la France, le personnage étant ainsi ballotté, physiquement ou virtuellement, incapable de trouver une assise identitaire. Par conséquent, il ne se sent chez soi nulle part, tout en ressentant paradoxalement un degré d’appartenance aux deux pays, d’origine et d’accueil, puisqu’aussitôt quittés, il y tend à nouveau.
L’espace d’appartenance, appelé patrie, maison ou chez-soi, est donc un manque que ressentent profondément les personnages exilés, de première et de deuxième génération indistinctement. Rappelons-nous que ce sentiment de manque est omniprésent dans le récit de Ghoussoub qui décrit des protagonistes entièrement perdus non seulement dans la cité mais tout autant en eux-mêmes. Toutefois, certains personnages, par la magie de leur plume, combattent ce sentiment de manque d’espace qui semble les paralyser: l’exil favoriserait ainsi l’émergence d’une écriture que nous qualifierons d’unificatrice, l’acte d’écrire faisant ici œuvre de pont entre le présent et le passé du scripteur, Sabyl, comme le souligne Harel: ”la mélancolie du lieu perdu permet paradoxalement l’énonciation.” (Harel, 1992, p.25) Puisque l’apatride n’a pas pu investir au cours de sa dérive migratoire un espace réel, il finira par habiter “l’espace d’énonciation, territoire imaginaire qui oscille entre la mémoire et le rêve, entre un retour vers le passé et un élan vers le futur.” (Ouellet, 2003, p.16)
C’est un livre écrit par le déraciné que je suis malgré moi. Je ne me suis jamais senti aussi peu appartenir à la France que maintenant, ce qui ne veut d’ailleurs pas dire que j’appartiens au Liban, loin de là […] Beyrouth-sur-Seine est un livre sur le nulle part et le nulle part c’est le lieu de la littérature. (Lettres Capitales, 12 septembre 2022)
A noter que l’état confusionnel dans lequel se trouve Sabyl déclenchera chez lui un désir de reconfiguration des signes hétéroclites qui embrouillent sa pensée. A cet égard, l’écriture s’avèrera être, pour lui, son unique consolation, ou plutôt “une manière de configurer le désordre, d’en assumer les déséquilibres, les anomalies, […] dans une visée […] unifiante.” (Nepveu, 1999, p.211) Beyrouth-sur-seine serait-il ce centre réconfortant, “ce passage obligé” ou cet espace géographique réel que Sabyl finira par habiter, faisant de la production romanesque sa nouvelle patrie recréée au gré de ses idéaux et des mots son territoire fictionnel?
Sabyl, reprend et reconstitue tous les morceaux éparpillés de son histoire familiale pour retrouver un semblant de paix. Sa capacité à faire de l’écriture un espace de consolation ; c’est une consolation de pouvoir y rassembler les parties clivées de son identité leur permettant d’enfin dialoguer, mais aussi un espace de revendication d’une expérience commune, cette “solidarité des ébranlés” (Patocka, 1981, p.140-141) témoignerait du pouvoir thérapeutique de son roman. Sabyl, “Orphelin de l’émigration” (Lacroix, 1990, p.195), est pris aux pièges d’un deuil inachevé met sa vie en récit, rejoue sa perte et avoue à son lecteur: “je ressemble de plus en plus à mes parents et je m’en réjouis. Ils ne me quitteront plus jamais même après leur décès, je n’aurai qu’à me regarder et m’écouter pour les retrouver dans mes gestes et mes mots. Ils continueront à vivre en moi.” (Ghoussoub, 2022, p.251) De ce fait, l’écriture assurerait-elle une certaine transformation du monde représentationnel? ouvrirait-elle les portes d’un monde nouveau dans lequel il promeut ses capacités, devient quelqu’un de meilleur? Ou serait-elle ce lieu plein de promesse qui permet à notre protagoniste à accéder à l’immortalité ?
C’est dans cette atmosphère que Beyrouth-sur-Seine témoigne du désir de Sabyl Ghoussoub d’éclairer le rapport flouté entre l’homme et le monde, de réunir les rives de l’ici et l’ailleurs, ou encore de communiquer avec tous les publics du monde dans un acte de partage de l’histoire et de la culture de son Liban natal. Ses personnages en proie à toute souffrance vivent le deuil de la migration- rupture du soi-même qui les rend, pour reprendre les mots de Paul Ricoeur, comme les autres (Ricoeur, 1990) – véritable défi de toute éthique de la différence. Ils se lancent sur le chemin de l’exil dans une quête éperdue, lors de laquelle, déconnectés de leurs repères sociaux, ils réussiront à compenser leurs blessures et insèreront la littérature migrante dans la postmodernité qui contribuerait indéniablement à la transculturation de la littérature libanaise.
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Autres romans de Sabyl Ghoussoub
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[1]– Marie Manassa, Docteure en langue et littérature françaises, Université Libanaise, Section I, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines. Email: marieline.manassa@hotmail.com
أستاذ مساعد في الجامعة اللبنانيّة كلّية الآداب والعلوم الإنسانيّة – قسم اللغة الفرنسيّة.